Enfance salentine 5. Fêtes patronales

di Gianluca Virgilio

Quelques jours après la fin de l’année scolaire, une équipe d’hommes étrangers à la ville érigeait dans tout le centre une forêt de poteaux de bois réunis par un lacis très dense de fils de fer fixés au faîte des maisons les plus hautes, destiné à soutenir le poids du dispositif des illuminations de la toute proche fête des Saints Patrons Pierre et Paul. Entre-temps, une autre équipe d’ouvriers, selon toute probabilité des gens d’ici, procédait à la fermeture hermétique de la villa piccola,c’est-à-dire des jardins de la place Fortunato Cesari – les interdisant de fait aux enfants – avec une palissade digne des meilleurs fortins du Far West, comme il m’est arrivé d’en voir dans les dessins de Zagor ou du Commandant Mark. Enfin, la villa de la gare, qui durant toute l’année avait somnolé en raison du rare trafic ferroviaire et de sa position périphérique par rapport au centre-ville, reprenait vie car c’était l’espace que les autorités municipales destinait au luna park que nous appelions communément les manèges.

Nous les enfants, qui pendant toute l’année, avant et après les heures de classe, et puis encore au cours des après-midi d’hiver et des soirées de la belle saison, occupions les jardins de la villa piccola, notre habituel terrain de jeux, quand débutaient les travaux de la palissade, nous nous voyions privés du seul lieu que les adultes semblaient avoir mis à notre disposition ; nous étions repoussés chacun dans notre rue, où nous aurions pu refaire les mêmes jeux, disposant seulement d’un espace plus restreint. En réalité, nous avions mieux à faire ; nous allions suivre toutes les phases de la préparation de la grande fête, nous déplaçant continuellement à bicyclette d’une place à l’autre de la ville, attirés par le moindre événement, naturellement avec une préférence particulière pour la place des manèges.

Le bâtiment scolaire de la place Fortunato Cesari abritait la foire commerciale, dite la foire. La palissade construite tout autour permettait d’augmenter considérablement les espaces d’exposition, auxquels on ne pourrait accéder qu’en payant le billet d’entrée. Il n’y avait aucun espoir de sauter par-dessus la clôture, car elle mesurait plus de trois mètres de hauteur et un adulte était toujours là à faire sa ronde, prêt à morigéner les gamins les plus impertinents qui faisaient mine de vouloir l’escalader. Parmi nous, pourtant, courait la rumeur qu’un plus rusé que les autres était parvenu à entrer sans payer en franchissant la palissade grâce à l’aide de deux acolytes qui lui avaient fait la courte échelle avec les mains et les épaules. Le fait est que nous devions pour la plupart nous contenter d’épier à travers les trous qui se trouvaient parfois dans les planches, soit à cause d’un défaut de fabrication, soit à la suite d’une détérioration naturelle du bois. On voyait bien peu, mais assez pour susciter le désir d’entrer dans la foire en payant régulièrement son billet.

En attendant, après l’abandon des jeux habituels pendant quelques jours, lors de mes tours à bicyclette dans le centre-ville, je prenais plaisir à observer les ouvriers bruyants, en sueur, torse nu, déjà brunis par le soleil, en train de tisser comme des araignées la grande toile à laquelle ils fixeraient les lampes, ils s’aventuraient sur des échelles hautes comme des vergues de navires, échelles mobiles dotées de roues sur lesquelles ils se déplaçaient rapidement d’un côté à l’autre de la place tels des acrobates de cirque, mis en mouvement par des clowns qui, au sol, les dirigeaient  vers la droite ou la gauche suivant les impératifs du travail. Tout devait être prêt pour le 28 juin, veille de la Saint Pierre, quand on procédait aux illuminations, donnant le coup d’envoi de la fête qui allait durer trois jours.

En revanche, la palissade de la villa piccola devait être achevée quelques jours avant pour permettre l’installation des différents stands de la foire. C’est ainsi que dès le milieu du mois environ, la place, encombrée d’une grande quantité de longues planches de bois planes, retentissait des coups de marteaux d’une quinzaine de charpentiers munis d’un sac de clous attaché à la ceinture, rapides et précis dans l’assemblage des planches l’une à côté de l’autre, de façon à ne laisser aucun passage aux curieux tout au long du périmètre de la clôture. En deux jours, le travail était accompli et la zone entière interdite. Qu’allait cacher cette barrière à nos regards ? Quelles innovations technologiques les firmes et entreprises venues de l’extérieur allaient-elles présenter au public disposé à payer l’entrée ? Certes, en épiant par les trous du bois, on n’apercevait que des tracteurs et des machines agricoles utiles aux fermiers de la région. Mais certains disaient qu’à l’intérieur de la foire, soustrait aux regards furtifs des curieux, on avait installé un stand de motos, que dans un autre on pouvait admirer une voiture de course vue uniquement à la télévision, ou encore le dernier prototype d’un canot à moteur de haute mer et autres petites merveilles qui dédommageraient amplement du prix du billet. Bref, il fallait aller à la foire ; non le jour de l’inauguration ni le jour de la Saint Pierre, quand la foule était trop dense, mais le troisième jour, celui consacré à Saint Paul, quand l’intérêt des gens de l’extérieur commençait à faiblir et qu’on pouvait visiter les stands plus tranquillement, du moins c’est ce que conseillaient les adultes.

Ces mêmes jours, de toute l’Italie méridionale, la caravane de manèges venait occuper, comme je l’ai dit, la place de la gare et tout le parc qui lui fait face, formant un véritable campement de nomades. D’immenses camions avec remorques contenaient les innombrables morceaux du luna park qui, une fois assemblés entre les pins du parc par d’infatigables forains constitueraient l’objet de notre divertissement préféré ; leur prêtait également main forte une main d’œuvre locale nombreuse dont les participants les plus jeunes recevraient pour tout salaire un paquet de tickets tant convoités donnant accès aux attractions qu’ils avaient aidé à monter et qu’ils démonteraient quelques jours après : autos tamponneuses, aéroplanes et soucoupes volantes, maison hantée et palais des glaces déformantes, grande roue panoramique, etc. qui, par enchantement, en l’espace de quelques heures, prenaient forme comme un puzzle qu’une main savante réussissait à finir sans difficulté ; dans le même temps, à côté de chaque manège, s’installaient les roulottes où la vie quotidienne des forains reprendrait son cours ; se remarquaient parmi eux quelques beautés du genre maniéré et populaire à qui, comme principal attrait du manège, était confiée la tâche de caissières aguicheuses et persuasives. Passant parmi les roulottes et les manèges en cours de montage, un linguiste aurait pu faire une étude comparée des dialectes de Bari et de Foggia, de ceux de la Lucanie et de la Campanie, non sans avoir perçu les accents de la Calabre, de la Molise et des Abruzzes. Ainsi, pendant quelques jours, la villa de la gare, et par extension la ville tout entière, devenait un petit centre du cosmopolitisme  méridional, une petite Babel telle qu’elle devait apparaître avant que la punition divine n’empêchât pour l’éternité les constructeurs de la tour de se comprendre. Ici, en revanche, même si l’on était saisi d’étonnement en entendant des dialectes et des accents si divers, on se comprenait très bien, car à la base de la communication globale, ce qui circulait de manière incessante n’était autre que l’argent, dont tous appréciaient ce qu’il signifie, se l’échangeant à une fréquence insolite et impressionnante.

 

Un grain de poivre et trois dés à coudre

Et l’expérience de cette extrême rapidité de l’échange où, à force de donner et de recevoir, l’un n’en finissait pas moins par se retrouver les poches pleines et l’autre les poches vides, je la fis moi-même l’après-midi d’un premier jour de fête, quand la curiosité de mes treize ans me conduisit devant la petite table d’un monsieur sympathique ; c’était l’un de tous ceux qui voyageaient dans le sillage de la caravane ou qui, comme des mouches, étaient attirés ces jours-là en ville par ce qu’on appelle l’excrément du diable – d’où, disait mon père à propos de la maison, la nécessité de redoubler de vigilance pendant cette période ; dans un premier temps sans exiger de mise, puis en me conseillant de miser une petite somme – je n’avais de toute façon que les trois mille lires censées suffire pour les trois jours, mille par jour d’après la division suggérée par mon père au moment où je quittais la maison – le monsieur me persuada de suivre un grain de poivre noir sous trois dés, comme ceux que ma mère mettait au majeur de la main droite quand elle raccommodait une chaussette. Être capable de dire où se trouvait le grain de poivre noir me semblait d’une simplicité enfantine, il suffisait de ne pas le perdre de vue quand le prestidigitateur de ses mains habiles le déplaçait sous les trois dés posés sur le plateau de la petite table, d’abord lentement, puis de plus en plus vite, pendant que tout autour de moi d’autres personnes essayaient de deviner et engageaient des sommes bien plus importantes que moi. Pour savoir si le grain de poivre noir était si facile à trouver, il ne me fallut que quelques minutes, juste le temps de perdre les trois mille lires qui devaient me suffire pour les trois jours de fête : la veille de la Saint-Pierre, la Saint-Pierre et la Saint-Paul.

Je vous laisse imaginer l’état dans lequel devait se trouver un gamin de cet âge, qui jour après jour, juché sur sa bicyclette, avait assisté à l’installation des attractions, avait savouré à l’avance le plaisir de monter sur les aéroplanes ou dans les autos tamponneuses et qui désormais savait qu’il ne pourrait plus participer à la fête, et tout cela par sa propre faute et son manque de prudence, sans aucune excuse parce que son père et sa mère lui avaient redit tant et plus de se tenir à l’écart des individus suspects qui pourraient lui prendre son argent, etc. ; je vous laisse imaginer son angoisse à la seule pensée de rencontrer ses camarades et de devoir leur expliquer pourquoi il n’avait plus une lire en poche, lesquels se moqueraient de sa stupidité dès qu’il leur raconterait ce qu’il lui était arrivé ; il n’aurait plus qu’à retourner chez lui et ne plus sortir pour le restant des jours de fête. Mais dans ce cas aussi, il lui faudrait s’expliquer devant ses parents à qui il avait désobéi, puisque, en quittant la maison, il avait mis dans son portefeuille les trois billets de mille lires, alors que son père lui avait recommandé de n’emporter que mille lires par jour pour ne pas les perdre ou succomber à la tentation de dépenser les trois mille dès le premier jour.

Je ne me rappelle plus très bien, mais je crois être retourné à la maison et avoir tout avoué à mon père qui, compréhensif, me redonna de l’argent, me sauvant du désespoir, mais pas du remords d’avoir été un jeune étourdi.

En définitive, l’attente de la grande fête se remarquait à la grande excitation de tous les habitants, et en particulier des enfants, qui participaient à cette mobilisation générale et assistaient à l’accueil de tant de gens et d’activités dans la ville. Le matin du premier jour de fête allaient arriver les marchands ambulants de toute la province, du Cap de Leuca comme des communes situées au nord de Lecce : merciers, vendeurs de tissus, de poteries de Cutrofiano, d’oiseaux, de babioles de toutes sortes, vendeuses de cucceddhre pe lu tabaccu1, fabricants de barbe à papa, de pâte d’amande prêts à réapprovisionner les amateurs de copeta2 encore chaude, gitans demandant l’aumône, nocellari3 qui, à l’occasion de la fête, s’improvisaient aussi marchands de schipece4 de Gallipoli qu’ils recouvraient d’un voile blanc pour les protéger des mouches, bonimenteurs qui faisaient tournoyer leurs assiettes en l’air avant d’en démontrer la solidité à toute l’assistance en les cognant contre une plaque d’aluminium, vendeurs de ballons, diseuses de bonne aventure, fisculari5, etc., c’était toute une humanité variée qui envahissait les rues du centre-ville dès les premières heures de la matinée, comme pour remplir l’arrière-plan d’un tableau au centre duquel devaient figurer… les dernières tarentulées de la Terre d’Otrante.

 

Les dernières tarentulées

En effet, déjà depuis l’avant-veille les tarentulées arrivaient par petits groupes, désormais non plus enfermées dans un char à bancs – comme ma mère me disait les avoir vues trente ans auparavant quand, jeune fille, elle était venue à pied à Galatina pour la fête de Santu Petru –, mais à bord d’une auto avec un chauffeur, s’il vous plaît, qui les conduisait jusqu’à l’entrée de la chapelle San Paolo. Celui-ci éteignait le moteur, descendait de voiture, en faisait le tour pour ouvrir la portière arrière et aider la tarentulée à rejoindre l’entrée de la petite église, ou plutôt il l’accompagnait à l’intérieur, comme on le fait pour un malade  à emmener au poste de secours sans trop d’urgence, tandis qu’une nuée de curieux suivait la manœuvre en commentant l’arrivée. « Elle vient de Sternatia, de Scorrano, de Morciano, de Castrignano, etc. », entendait-on alors.

Les vêtements de couleurs voyantes étaient à éviter, le rouge en particulier perturbait les tarentulées ; ma mère me racontait avoir entendu dire qu’une fois deux tarentulées avaient agressé et déshabillé en pleine rue une fille vêtue de vert, de blanc et de rouge, comme le drapeau italien, sous prétexte qu’elle était venue là, devant la chapelle San Paolo, plus pour la montre que par dévotion. C’est pourquoi, en ces jours de fête, les couleurs de mes vêtements étaient rigoureusement choisies dans les tons bleus, gris-noir ou marron foncé, à l’exclusion de l’orange, du jaune, du rouge, du vert, etc. Et puis ma mère se souvenait de sa promenade à pied de Corigliano à Galatina, à l’âge de quinze ans, le jour de la Saint-Pierre, et se mettait à raconter…

Rester sur la place San Pietro le matin d’un de ces jours de fin juin, signifiait participer au frisson collectif qui gagnait chacun au fond de son être. Soudain – mais tous s’attendaient à ce que l’événement survînt d’un moment à l’autre – une ou deux tarentulées semaient la confusion en se roulant par terre, en courant à perdre haleine vers la place ou dans la direction opposée, le Corso Garibaldi, suivies de près par des membres de leur famille ou des amis chargés de veiller sur leur sécurité personnelle, tandis que la foule s’écartait pour les laisser passer. C’était alors un sauve-qui-peut général, déconseillé par certains – qui, pourtant, à l’occasion, étaient les premiers à fuir – car les possédées allaient s’agripper, non pas à ceux qui restaient sur place, mais aux fuyards. Il fallait s’armer de courage et tenir bon, chose extrêmement difficile : en effet, dans un mouvement de fuite générale, qui aurait le courage de ne pas déguerpir ? À la longue rester sur la place San Pietro tournait à la torture psychologique et il valait mieux partir, comme le conseillait mon père, tandis que ma mère allait fureter encore un peu pour voir ce qu’il s’y passait.

Tous les ans, il se trouvait quelqu’un pour observer que les tarentulées se faisaient de plus en plus rares. Démentes, insensées, possédées, qui le sait ? Elles s’en retournaient en auto à la fin de la fête : dans le courant de l’année, certaines trouvaient à se marier, d’autres changeaient d’idée, d’autres encore étaient retenues fin juin à la maison par les plus jeunes, les plus âgées mouraient. C’est sans doute ainsi que s’éteignit le rituel des tarentulées.

 

La Dame Cannone

Au temps où la foire était encore de dimensions réduites et n’envahissait pas toute la place Fortunato Cesari, les attractions étaient installées dans la villa piccola. Mes premiers souvenirs de la fête de la Saint-Pierre remontent à cette époque-là : ma mère, me tenant par la main, m’emmène en promenade parmi les étals de confiseries (barbe à papa et amandes caramélisées), de jouets, de marchandises variées, dans une cohue où parvenir à se frayer un chemin est très difficile pour un bambin qui a forcément peur d’être écrasé. Toutefois, cela ne m’empêchait pas de vouloir tout ce que je voyais. Et comme il n’est pas simple de faire comprendre à un enfant que dans la vie on ne peut pas tout avoir, ma mère avait imaginé un système pour me faire tenir tranquille, un système répressif fondé sur la peur de la Dame Cannone.

« Maman, qui est la Dame Cannone ?

– C’est une femme énorme, une géante.

– Et que fait la Dame Cannone ?

– Si tu n’arrêtes pas de réclamer tout ce que tu vois, je t’emmène chez elle. »

En définitive, ma mère ne disait pas ce qui me serait arrivé, si elle m’avait conduit chez la Dame Cannone, mais elle laissait entendre que la géante aurait écrasé de son poids énorme et anéanti d’une taloche bien assenée l’enfant pleurnicheur et jamais content que j’étais. Dans ma tête de gosse toujours en train de réclamer, la Dame Cannone devenait donc la personnification de la foule dont le lent mouvement  dans les rues de la cité menaçait, à tout moment, de m’écraser. Toutefois, les paroles de ma mère étaient un peu suspectes, car je ne comprenais pas quel sens pouvait avoir l’achat d’un billet pour voir la Dame Cannone avec la certitude de se faire écrabouiller. Les choses n’étaient donc sans doute pas comme elle le disait, et moi, j’aurais bien voulu la voir cette Dame Cannone, mais de loin. Quand je passais près de la fontaine de la villetta, où, selon ma mère, se trouvait la baraque de la Dame Cannone, je sentais au fond de moi la curiosité le disputer à la peur, sans qu’aucun des deux sentiments ne parvînt à prévaloir.

Je ne vis jamais la Dame Cannone, mais la peur de la voir et la curiosité m’accompagnèrent durant toutes les années de ma plus tendre enfance passée dans la petite maison louée par mes parents place Fortunato Cesari, donc justement là où se déroulait une partie importante de la fête. Il me semble encore entendre les plaintes de ma mère au sujet des attractions installées si près de la porte d’entrée qu’elles en interdisaient presque l’accès ; et de mon père qui ne pouvait pas dormir avant trois heures du matin à cause du vacarme sur la place. Ma sœur et moi, en revanche, nous étions très contents de nous retrouver tout à coup au beau milieu de ce Pays des Jouets sans savoir ce que nous avions fait de si extraordinaire pour mériter une aussi grande récompense.

 

La fin de la fête

Le dernier jour de la fête, donc celui de la Saint-Paul, nous remplissait d’une grande tristesse, parce qu’il coïncidait avec le début de nos vacances à Leuca, imposées pour ainsi dire à des enfants obligés de se soumettre à une cure rigoureuse prescrite par le médecin – ce n’est que quelques années plus tard qu’à notre grand soulagement, le départ fut repoussé d’un mois.

En vérité le malade, c’était mon père, qui à cette époque avait cessé de fumer sur le conseil du docteur. Ce dernier, appelé à la suite de quelques crises respiratoires, lui avait causé une grande frayeur en évoquant un risque mortel ; il lui avait également conseillé de passer au moins un mois d’été à la mer, où, d’après lui, l’iode faciliterait la désintoxication de ses poumons. D’ailleurs, pour nous aussi les enfants, les vacances à la mer seraient bénéfiques. Et voilà comment notre père choisit de louer pour nous tous une maison à Santa Maria di Leuca, où les deux mers seraient sans aucun doute plus efficaces qu’une seule.

Pour gagner une « journée d’air », mes parents avançaient donc le départ pour Leuca à l’après-midi du 30 juin (la Saint-Paul) – les éventuels locataires de la maison de Leuca l’auraient libérée pour minuit, et certainement bien avant, pour nous permettre de l’occuper, d’y passer la première nuit et de nous réveiller le 1er juillet, non plus à Galatina, mais à Leuca ; cependant, cette détermination à ne pas perdre ne serait-ce qu’une « journée d’air », nous empêchait tous de profiter de la phase finale de la fête de la ville, donc du jour de la Saint-Paul, quand un moindre afflux de fidèles nous aurait permis de nous promener dans les rues, d’accéder aux attractions et à la foiresans crainte d’être emportés ou écrasés par la foule. Eh bien, non ! Il nous fallait abandonner tout un luna park qu’un magicien savant et bienfaisant avait  réalisé comme par enchantement et mis à notre disposition juste à la porte d’entrée de notre maison, il nous fallait faire les valises – qu’en réalité ma mère, toujours pressée,  avait préparées dès la veille et posées dans l’entrée tout au long des murs, pour laisser le passage libre –, il nous fallait tout charger sur l’auto d’Uccio Pensa et partir dans un lieu que nous ne connaissions pas, où nous ne connaissions personne, un lieu qui nous paraissait lointain et hostile, une sorte d’exil auquel un magicien, méchant celui-là, nous aurait condamnés qui sait pour quelle faute commise à notre insu. Mon père avait beau afficher sa bonne humeur prévoyant pour lui de longues respirations pleines d’iode facilitées par la brise marine et pour nous des baignades à n’en plus finir et des jeux de plage pour lesquels ma mère avait pris soin de nous munir d’un petit seau, de pelles, d’une épuisette, etc., achetés à un étal de la fête encore en cours, tandis qu’elle-même s’était procuré un parasol, une chaise-longue et un sac de plage ; il n’en restait pas moins que pour nous, devoir charger les bagages sur l’auto d’Uccio Pensa l’après-midi de la Saint-Paul, tout abandonner et partir quand nos concitoyens se préparaient à la soirée de clôture des fêtes patronales, cela ressemblait à un outrage au bon sens.

Quant à l’auto d’Uccio Pensa, dont je ne saurais dire quelle firme automobile l’avait produite, elle me paraissait énorme, une grande baleine apte à se déplacer sur le sol, sur l’immense dos de laquelle était fixée une longue galerie destinée à transporter nos volumineux bagages – lors de nos premiers séjours à Leuca, nous emportions même le réfrigérateur, soit que la maison de Leuca en fût dépourvue, soit que ma mère n’eût pas voulu s’en séparer, l’ayant acheté depuis peu ; dans l’auto d’Uccio Pensa dix personnes auraient pu facilement prendre place tant l’habitacle était grand ; mais pour nous cinq, il suffisait à peine du fait que les valises, boîtes et caisses de bois envahissaient tout l’espace. Ma mère avait la hantise d’oublier quelque chose, s’il n’avait tenu qu’à elle, elle aurait emporté sa maison tout entière – c’est une façon de parler, car ce n’était pas la sienne, nous étions en location ; et cela trahissait peut-être déjà sa réticence à se séparer de ses affaires. De fait, de nombreuses années plus tard, quand mes parents meublèrent leur propre maison, ma mère refusa catégoriquement de la quitter pour retourner à Leuca, même pour un mois. Trois camions avec remorque n’auraient pas suffi pour transporter sur le lieu des vacances ce à quoi elle tenait le plus.

 

Notes

1- cuceddhre pe lu tabaccu : grandes aiguilles en fer servant à enfiler les feuilles de tabac avant de les faire sécher au soleil dans les taraletti (voir la note du chapitre La saison des pluies).

2- copeta : confiserie croquante composée d’amandes caramélisées.

3- nocellari : vendeurs de fruits secs (cacahuètes, noisettes, amandes…).

4- scapece ou schipece : friture de petits poissons au safran.

5- fisculari : vendeurs de fisculi, c’est à dire de « scourtins », filtres en fibre de coco tressée, utilisés autrefois dans les pressoirs à huile d’olive. Les fisculari vendaient aussi des paniers d’osier servant à transporter les fruits et légumes.

(Traduzione  di Annie et Walter Gamet)

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