di Gianluca Virgilio
« Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré ».
Marcel Proust, Journées de lecture. 1905.
Les deux Marie
Au bord de la Via Luce, près d’un édifice abandonné et délabré, une ancienne usine de tabac aux murs envahis de lierre, se trouvait, grand comme un mouchoir, un bout de terre battue rouge d’à peine plus d’un mètre de large ; à l’angle droit formé par la jonction du terrain et du mur, il y poussait des touffes d’herbe. C’est sur ce terrain que nous, les gamins, jouions aux billes : cela consistait à rassembler un peu de terre en la poussant avec le bord de la chaussure utilisée comme grattoir, à en faire un monticule de trois centimètres de haut tout au plus, sur lequel nous posions les billes, deux ou trois chacun, même quatre, quand nous voulions braver le danger. Puis, à quelques mètres de distance, après avoir désigné celui qui devait tirer le premier, nous essayions de déloger les billes, chacun lançant la sienne dans l’ordre du tirage au sort. Étaient gagnées celles qui avaient été délogées. Le dernier à tirer avait peu de chances d’en récupérer, même celles qu’il avait mises en jeu, parce qu’à force de jouer, nous étions tous devenus peu ou prou des tireurs infaillibles.
Un tir était très apprécié, l’alto piombo : la bille qu’on lançait devait percuter les autres, sans toucher la terre, tombant aussi droit que le fil à plomb d’un maçon qui garantit l’exacte verticalité d’un mur ; il y avait aussi le tir de strisciu, pour lequel il était permis de nettoyer préalablement le terrain de jeux : la bille lancée à ras de terre, passant par-dessus les creux et les bosses, les fétus de paille, brindilles, cailloux, empêchements et obstacles inopinés, comme par miracle, touchait à peine tangentiellement la dernière bille d’un alignement sur la montagnette et par un effet domino provoquait la chute de toute la série. Et celui qui parvenait, en alliant les deux techniques, à toucher le bel alignement de billes de strisciu avec un tir alto piombo, laissait tout le monde bouche bée et suscitait les applaudissements de l’assistance.
J’habitais près de là, une maison louée par mes parents Via Mazzini, à l’angle de la Via Luce, en face du marbrier, notre fournisseur de stacciaque nous prélevions en cachette parmi les chutes provenant du travail du marbre pour nous en servir quand nous jouions avec les vignettes à l’effigie des footballeurs du moment, de leurs équipes et des champions, ces dernières valant double. En ce cas aussi, nous mettions en jeu quelques images, nous les fixions sur un petit tas de terre et, chacun à notre tour, à une distance convenue, nous tirions à staccia : morceau de marbre, ai-je dit, mais cela pouvait être aussi une autre sorte de pierre bien polie aux bords arrondis pour l’aérodynamisme et la maniabilité. Dans ce jeu, nous n’utilisions que des images que nous avions en double, car le but véritable de nos défis de gamins, c’était d’être le premier à remplir un album contenant toutes les équipes du championnat, de la Serie A à la Serie C.
Tout en jouant, nous devions prendre garde que ne surgissent des garçons plus grands que nous, dans un raid-surprise, de derrière le coin de la rue, pour faire catasca et nous voler nos billes ou nos vignettes posées à terre.
Comme nous n’avions pas l’eau potable à la maison, la Maria de lu* – l’astérisque remplace le nom du mari de cette femme, par lequel on avait l’habitude de l’appeler – transportait l’eau depuis la fontaine publique de la Porta Luce jusque chez nous, deux menze1 par jour qui passaient à quatre l’été par grande chaleur ; elle les portait, une dans chaque main, et l’été elle faisait deux voyages, pour quelques lires et un verre de vin. Elle arrivait avec sa charge d’eau, suant, soufflant, traînant ses savates sur le sol comme pour s’épargner la fatigue de les soulever. La Maria, je la revois et je l’entends encore faire claquer la langue contre le palais, dès qu’elle avait fini de boire le verre de vin que ma mère lui avait rempli à ras bord. Ce clappement était le signe qu’elle avait apprécié.
Quand ma mère m’appelait depuis la fenêtre de la petite salle à manger qui donnait sur la rue, je retournais à la maison, parfois avec quelques vignettes ou billes en plus, le plus souvent après en avoir perdu beaucoup. Mon père allait bien m’offrir quelques lires pour en racheter chez la Maria Crossa, mais j’aurais à vaincre le sentiment de frayeur qui me prenait rien qu’à entendre prononcer ce nom.
La Maria Crossa était une grosse femme aux mouvements lents et rituels, elle restait assise dans un fauteuil au milieu d’une minuscule cahute située à un coin de la place principale, d’où elle contrôlait toute sa marchandise sans avoir besoin de se lever, faisant juste pivoter, comme un automate, son buste et ses bras dans le sens des aiguilles d’une montre ou inversement, selon l’emplacement sur les rayons de l’article demandé. N’ayant tout au long de l’année d’autre activité que de débiter sa marchandise aux enfants, billes, vignettes de footballeurs et, lors du carnaval, masques, confettis, trompettes et serpentins, cette femme devait être, selon toute probabilité, la plus pacifique du monde. Toutefois, l’opulence insolite de ses formes qui me faisait très peur, avait donné libre cours à mon imagination enfantine : je voyais en elle l’esprit incarné d’une sorcière, dépositaire du pouvoir de divertir les enfants avec ses marchandises récréatives, je n’en connaissais pas bien le prix, lequel était certainement beaucoup plus élevé que les quelques lires que nous lui donnions et qui ne pouvaient l’apaiser que provisoirement ; mais si je voulais jouer avec mes petits voisins, compléter l’album des vignettes de footballeurs ou bien trouver la bonne bille aux couleurs translucides qui m’assurerait quelques coups de maître sur le bout de terre battue de la Via Luce, alors je devais m’armer de courage et me rendre chez la Maria Crossa, comptant sur le pouvoir persuasif des quelques sous de mon père qui me tiendraient à l’abri de tout envoûtement, au moins le temps suffisant pour que je disparaisse de sa vue.
Ce n’était pas si facile, comme vous allez le constater : allais-je avoir assez d’argent pour payer ce que je demandais – en fait je connaissais le prix des billes et des pochettes de footballeurs, mais qui m’assurait qu’entre-temps, c’est-à-dire depuis la dernière fois que je m’étais rendu chez la Maria Crossa, ces prix n’avaient pas augmenté comme ceux des emplettes quotidiennes dont j’entendais souvent ma mère se plaindre ? Et quelle punition subirais-je, si ma demande dépassait mes moyens financiers ? Aurais-je assez de présence d’esprit pour la reformuler, en calculant rapidement combien de billes ou d’images je pouvais avoir avec les sous que mon père m’avait donnés ?
La Maria Crossa, après avoir fait pivoter son gros corps, arrangeait au mieux son châle de laine sur ses larges épaules rebondies et me donnait ce que je demandais, sans mot dire, à plus forte raison sans sourire, dans un silence chargé d’inimaginables sous-entendus, comme pour me signifier : « cette fois encore tu as apporté les sous, cette fois encore tu t’en sors bien, mais un jour… » Je payais en tremblant secrètement, dans l’espoir que jamais la Maria n’aurait quoi que ce soit à objecter, que jamais elle ne romprait son silence lourd de menaces et je m’en allais le plus vite possible comme un voleur qui, après son larcin, se sauve à toutes jambes dans l’espoir de s’en tirer.
Quand je rentrais à la maison, la Maria de lu* était souvent sur le point de partir. Elle m’adressait un compliment distrait du genre : « che bellu piccinnu, comu sta crisce bene2 », etc. Puis, s’armant de courage, elle tendait son verre vide à ma mère et lui demandait de le remplir à nouveau parce qu’elle avait soif. Ma mère, compatissante, ne le lui remplissait qu’à moitié, tout en lui disant qu’elle avait bu assez pour étancher la soif et que boire trop de vin nuisait à la santé. À force de porter de l’eau à de nombreuses familles du voisinage, dans quel état serait-elle le soir ?
« Portu acqua e bivu vinu. L’acqua dè alle spaddhre3 » répétait la Maria, parce qu’elle ne trouvait pas juste qu’une porteuse d’eau bût l’eau pour le transport de laquelle elle était payée ; d’ailleurs, l’eau ne lui faisait que du mal, puisque les pauvres, privés de toute possibilité de se reposer le dos quand il pleut, attrapent des rhumatismes. C’est ainsi qu’avec l’ironie dont elle était capable, elle supportait la fatigue et qu’elle étanchait sa soif inextinguible. Puis elle prenait congé, remerciait ma mère et la priait de faire encore appel à elle, pour sûr que le lendemain aussi elle irait chercher l’eau à la fontaine ; elle s’en allait à pas lents, traînant ses savates sur le sol, comme si elle portait encore le poids des menze, tandis que ma mère marmonnait des paroles de réprobation entre ses dents, ne se résignant pas à l’idée que les quelques lires qu’elle lui avait données en échange du service rendu finissent dans la caisse de la putèa de mieru4 la plus proche.
Les après-midi dehors
Après l’école, il était convenu de nous retrouver tous, vers treize heures trente, autour de la table de la salle à manger pour le repas principal de la journée. À peine rentré, mon père avait beaucoup à nous raconter, les faits survenus dans sa classe, ses relations avec les élèves, avec des collègues, bref différents épisodes de la vie scolaire. Ma mère, femme au foyer, avait, elle aussi, des choses à raconter. Elle nous parlait des rencontres qu’elles avait faites en ville pendant ses courses de la matinée, ses prises de bec avec des commerçants dont il fallait surveiller les comptes précisément pour éviter de se faire avoir, les conversations qu’elle avait eues avec ses amies. Les questions rituelles qui nous étaient posées, à ma sœur et à moi, étaient toujours les mêmes : « As-tu été interrogé ? As-tu des devoirs à faire ? Comment ça va à l’école ? ».
J’étais capable d’avaler le repas entier en dix minutes, entrée, plat principal et fruit, auquel pouvait s’ajouter un dessert ; ce dernier toutefois, peu fréquent en semaine, était généralement réservé au dimanche. Mon père et ma mère cherchaient à me freiner en me disant que le secret d’une bonne digestion réside dans une lente mastication, mais je faisais la sourde oreille et j’attendais que le plat principal fût servi pour l’engloutir et filer. Le fruit, j’allais pouvoir le grignoter après, tout en marchant vers le petit terrain où m’attendaient mes camarades. À deux heures moins vingt, je quittais la maison. Ma mère n’arrêtait pas de me recommander : « Fais attention en traversant la rue ! ». Pour rejoindre notre petit terrain de jeux dans le quartier Nachi, il fallait franchir la Via di Gallipoli, toujours très fréquentée. Non seulement elle me recommandait de faire attention à la circulation automobile et de regarder à droite et à gauche plutôt deux fois qu’une avant de la traverser, mais de surcroît elle se mettait à la fenêtre de la petite salle à manger pour suivre ma progression jusqu’à ce qu’elle m’eût jugé hors de danger. En moins de cinq minutes, j’étais chez Raffaele, mon camarade d’école.
Le père de Raffaele était employé municipal et ses heures de service ne coïncidaient pas avec celles de mon père qui revenait de l’école, comme je l’ai dit, un peu avant treize heures trente. Le sien rentrait vers deux heures, si bien que, chez eux, le repas principal était décalé d’environ une demi-heure et au moment où il commençait, j’étais là dans la rue en train de jouer avec mon camarade à taper du pied dans le ballon. Depuis la fenêtre, sa mère l’appelait quand tout était prêt sur la table. Je me retrouvais donc seul dans la rue. Sans doute inspirais-je une grande pitié à la mère de Raffaele, qui immanquablement me faisait entrer chez elle, m’offrait un siège, me priait instamment de prendre place avec le reste de la famille autour de la table sur laquelle elle avait disposé les plats et m’invitait à me servir. Ayant déjà déjeuné, je déclinais l’invitation, et conformément aux règles du savoir-vivre, je souhaitais bon appétit à tout le monde. J’ai ainsi assisté pendant de longues années aux déjeuners de la famille de mon camarade d’école, dans l’attente de le voir finir son repas au plus vite, pour aller ensuite en courant vers le petit terrain tout proche avec la possibilité d’y jouer au moins deux heures durant ; après quoi, en raison de l’obscurité, il fallait revenir à la maison faire nos devoirs pour le lendemain. Je dois dire que les parents de Raffaele se montrèrent très indulgents à mon égard en passant sur un tel manque de discernement de ma part. Heureusement, Raffaele était aussi rapide que moi pour avaler le repas, et c’est ainsi qu’au bout de dix minutes nous étions de nouveau dans la rue.
Tout près de là, il y avait un petit terrain entre les maisons récemment construites. La localité, en s’agrandissant, prenait à cette époque l’aspect d’une peau de léopard, c’est-à-dire qu’entre les taches – les différents immeubles cubiques en béton armé –, s’étaient créées des sortes de clairières, espaces de terre rouge, friches en apparence abandonnées par les adultes ; terre rouge dont nous, les enfants, pensions qu’à force de la battre et rebattre comme il faut en jouant dessus, nous en ferions de véritables petits terrains de football en terre battue, destinés à notre amusement, jusqu’à la décision d’un entrepreneur d’y construire des pavillons. Ça et là affleurait une pointe de roche qu’on ne pouvait en aucune façon aplatir, sur laquelle il fallait prendre garde de ne pas trébucher ni tomber. Les cages de football laissaient toujours un peu à désirer : deux cuccetti – on trouvait partout ces blocs de tuf taillés, restes de matériaux de construction non utilisés pour les nouveaux immeubles – placés à quelques mètres de distance l’un de l’autre, et une barre transversale qu’on ne pouvait qu’imaginer ; d’où de fréquentes disputes car de nombreux buts marqués étaient douteux et aucun arbitre, pas même le plus autorisé, ne parvenait à mettre les adversaires d’accord. À deux heures d’après-midi, certains étaient déjà sur le petit terrain, et peu à peu arrivaient des gamins de tout le quartier ; on finissait par être trop nombreux pour jouer sur une surface comparable tout au plus à celle du football en salle. On commençait par constituer deux équipes, puis on improvisait un tournoi pour faire participer tout le monde. Les plus grands, pourtant, jouaient autant qu’ils le voulaient, les plus petits étaient priés de se taire au bord du terrain, ils avaient tout le temps de grimper aux abricotiers qui, autant qu’il m’en souvienne, ne parvinrent jamais à maturité. Mais l’entraînement était une nécessité pour tous – c’est là que s’opérait la sélection naturelle – parce que le quartier Nachi devait avoir son équipe qui ensuite affronterait dans le tournoi municipal celle de Sant’Antonio, de lu Crucifissieddhu, dell’Oratorio, de San Biagio, etc. On jouait jusqu’à la tombée de la nuit qui, l’hiver, arrivait toujours trop tôt. Puis, je le redis, on allait faire ses devoirs.
Au bord de la carrière
Quand nous n’allions pas jouer au ballon, notre terrain de jeux préféré était la grande carrière de tuf d’un hectare au moins de superficie et d’une profondeur de trente mètres, à ciel ouvert en pleine agglomération depuis la cessation de son activité dans les années cinquante et la création de tout un quartier alentour. Un plan régulateur avait prévu l’extension de la ville dans cette direction et cet énorme trou devant être comblé, les habitants y avaient jeté de tout, comme s’il s’agissait d’une décharge : pneus, appareils électroménagers hors d’usage, meubles inutilisables, etc. On voyait à cette époque des gens roder dans le fond, à la recherche de pièces usagées susceptibles d’être réutilisées, comme le font aussi de nos jours dans les décharges du Tiers-Monde les pauvres privés de tout autre gagne-pain. Et tandis que les uns jetaient, que d’autres prélevaient, nous, nous jouions là, sur le pourtour du gouffre, tentant parfois la descente par la pente la moins abrupte. Quel plaisir d’y faire rouler un pneu et de le suivre des yeux pour voir s’il atteignait le fond, plein d’eau dans la période des pluies jusqu’à devenir un petit lac, ou d’y lancer les pierres amoncelées au bord de la carrière ; et quel plaisir d’y faire rouler un rocher péniblement traîné sur de nombreux mètres, dont la chute provoquait un petit éboulement ! Ou d’y descendre nous-mêmes, nous laissant glisser sur une plaque de plexiglas ou sur la capote retournée d’une auto abandonnée – à l’époque jamais personne n’avait entendu parler de recyclage, mot magique du consumérisme ! Et d’en remonter ensuite, à grand peine, en nous agrippant aux arbustes qui avait poussé sur les parois !
Puis le maire avait pris un arrêté municipal interdisant d’utiliser la carrière comme décharge et imposant de la combler avec des matériaux propres, écocompatibles, de la terre et des roches provenant du terrassement des fondations des nombreuses maisons qu’on construisait en ces années dans la ville et les localités voisines. Et c’est ce qui se fit, mais au-dessous il y avait de tout et personne ne se soucia d’assainir avant de recouvrir.
A partir du début des années soixante-dix, jour après jour, arrivaient des camions qui déchargeaient des déblais le long des bords de la carrière. Pour éviter de précipiter le camion dans le gouffre, les premiers chauffeurs déposaient les tas tout au bord, de façon à ne faire tomber qu’une partie du chargement dans le précipice, les suivants, à notre grande satisfaction, étaient absolument empêchés de décharger dans la carrière et formaient des monticules de terre et de pierre derrière ceux des premiers arrivés et ainsi de suite, jusqu’à faire des abords de la carrière un paysage semblable aux innombrables collines arides des Apennins, sur lesquelles nous bondissions comme des singes à la recherche de quartz et de silice qui scintillaient comme des pierres précieuses ça et là parmi les roches, nous faisant croire à une soudaine richesse, rapidement démentie quand, de retour à la maison, je montrais mon trésor enfermé dans un sac en plastique à ma sœur pour qui ces pierres n’avaient aucune valeur, moins que la verroterie. Puis, tous les trois mois, une pelleteuse venait tout jeter dans le gouffre et libérait en quelques heures la place, qui au fil des mois devenait de plus en plus vaste à mesure que le grand trou se rétrécissait.
Pourtant, malgré l’arrêté du maire, la carrière continua longtemps à être utilisée comme décharge par les gens du cru qui ne savaient comment éliminer leurs propres déchets. Pendant des années les habitants des maisons construites à proximité de la carrière déversèrent dans le terrain leurs eaux usées qui finissaient par former des accumulations de matières noires et nauséabondes sous chaque tuyau d’égout. Du côté opposé, les femmes du voisinage qui, début juillet, faisaient la sauce tomate pour l’hiver, traversaient la rue en tablier de cuisine, et ployant sous le poids d’énormes bassines en plastique, allaient jeter le marc humide des tomates sur les tas de terre ; ce petit expédient d’économie domestique retardait le remplissage du puisard de la maison et, par conséquent, le curage qui coûtait toujours trop cher. En septembre, miracle ! Les pépins étaient devenus des plantes et les plantes avaient donné des fruits : derrière un tas de terre, parmi les gravats et les déchets en tous genres, nous découvrions inopinément des grappes de tomates mûres que nous cueillions à l’envi, en toute hâte par crainte de voir arriver d’un moment à l’autre la pelleteuse qui éliminerait toute cette profusion. Chacun de nous en remplissait un sac qu’il rapportait à sa mère, fier du gain de cette journée. Et la mienne de s’inquiéter : « Où as-tu volé ces tomates ? » Une fois rassurée – de fait, je n’avais rien volé, mais seulement récolté ce que la nature avait produit et mon père allait me donner raison en les qualifiant de res nullius –, elle commençait par les soupçonner d’être contaminées par des substances nocives, puis les reniflait, les regardait de près en les tâtant une à une et les faisant passer de ses mains dans un bol, les trouvait somme toute propres à la consommation. Pourquoi les jeter ? Elle finissait par se tranquilliser et semblait même bien contente d’économiser un peu sur les dépenses à venir. Moi, j’étais radieux : je ne m’étais pas enrichi avec les pierres précieuses, mais au moins, au repas du soir, nous allions manger une friselle avec les tomates que j’avais moi-même récoltées.
La saison des pluies
Par temps de pluie, il était impossible de jouer dehors. Il fallait donc rester à la maison et l’ennui régnait en maître. Nous passions d’interminables après-midi enfermés, à faire nos devoirs ou à regarder un peu la télévision, très peu, à vrai dire ! Ma mère nous la mettait au compte-gouttes, nous c’est-à-dire à ma sœur et à moi, sous prétexte qu’elle allait nous détourner d’occupations plus sérieuses. Tant qu’il pleuvait dehors et qu’il était impossible de jouer au ballon, le temps s’arrêtait. Après nos devoirs, nous restions derrière les vitres d’une fenêtre à compter les voitures rouges qui passaient dans la Via di Gallipoli.
Certaines années les pluies duraient des jours et des jours, mon unique consolation était alors que toutes ces pluies contribueraient – d’ailleurs comme tous les ans – à la formation d’un petit lac vraiment spécial. En fait, l’eau que la terre ne parvenait pas à absorber, se concentrait dans une zone plutôt creuse, au bord de laquelle se dressait un oratoire votif desservi par une route qui faisait office de terre-plein. Chaque jour, ce petit lac à la périphérie de la ville était notre monde enchanté et l’oratoire votif le sanctuaire où, tous les après-midi après le déjeuner, nous allions en pèlerinage. Nous renoncions même à notre partie de ballon pour nous rendre sur son rivage, où nous nous inventions mille histoires. Ce n’était pas un petit lac, mais une mer infinie, nous y pouvions tout faire, le sillonner à droite, à gauche, vers des espaces illimités. Nous nous voyions construire un radeau avec lequel nous risquerions une traversée vers l’extrémité située au-delà du marais asséché depuis la bonification, pour ensuite refaire le chemin inverse et amarrer notre embarcation à l’oratoire, devenu dans notre imagination un édifice voué au culte religieux sur le quai d’un havre sûr.
Nous essayâmes bien une fois d’en fabriquer un. Après avoir dérobé le bois sur les chantiers de construction et l’avoir cloué, nous le mîmes à l’eau, mais ce fut peine perdue, aucun de nous n’y était encore monté que le radeau avait déjà misérablement coulé à cause du poids du bois et des très nombreux clous. Ainsi prit fin l’aventure avant d’avoir commencé.
Une autre fois, il en alla différemment. Dans les environs du petit lac se trouvait depuis des années une Fiat 600 abandonnée, posée sur quatre cuccetti. Les voleurs avaient, de nuit, démonté les pneus, les ailes, les pare-brises, les sièges et beaucoup d’autres choses, y compris le moteur. Il restait, en somme, la carrosserie rouillée d’une auto que jamais personne ne revendiquerait comme sienne. Un de nos camarades rapporta de chez lui une scie pouvant découper la tôle et de toutes nos forces, à tour de rôle, nous nous mîmes à scier les quatre côtés du toit de l’auto qui, une fois retourné, allait nous servir d’embarcation sur le petit lac. Quant à la perche, elle nous fut fournie par une usine de taraletti5 et d’escaliers en bois située non loin de là. C’est ainsi que nous avons agi. Quel spectacle c’était alors quand l’un de nous – on ne pouvait y monter qu’un à la fois pour ne pas risquer le naufrage – faisait le tour du petit lac, d’abord en se tenant près de la côte, selon une navigation pour ainsi dire de petit cabotage, louvoyant, puis se risquait jusqu’au milieu, en haute mer ! Ce furent des journées merveilleuses. Mais comme toutes les belles histoires ne durent jamais longtemps, la nôtre cette année-là se conclut selon moi d’une façon pour le moins étrange. Jugez plutôt !
Le petit lac avait résisté de nombreux mois après les abondantes pluies automnales. La terre semblait incapable d’absorber toute cette eau. Mais quand arriva le mois de février et que la chaleur favorisa l’évaporation, le niveau des eaux s’abaissa notablement en peu de temps. Je ne sais plus lequel d’entre nous, un beau jour, s’étant avancé à l’aide de la perche au milieu du petit lac sans prévoir qu’un danger était dissimulé au-dessous de lui dans la vase du marais, alla s’échouer sur un bas-fond, ayant tout loisir de pleurer, désespéré que personne ne parût en mesure de le tirer de là. Même avec des cuissardes de chasseur de gibier d’eau qui montaient jusqu’à l’aine, on craignait d’entrer dans ce bourbier parce qu’il circulait des histoires de sables mouvants, de personnes et de bêtes autrefois englouties dans la vase. Le garçon était toujours en train de pleurer et de se désespérer quand son père arriva, muni d’une longue corde, avec laquelle, après quelques tentatives – comme dans les westerns où les cow-boys font tournoyer un lasso pour attraper un veau par l’encolure – il réussit à l’atteindre. Nous aussi prêtâmes notre concours pour le ramener sur la rive, lui et le toit tout entier retourné. Comme si notre camarade n’avait pas eu son compte, il se prit une paire de gifles de la part de son père qui, en quelque sorte, avait lui aussi besoin de décompresser.
Quelques jours après la formation du petit lac, apparaissaient soudain dans ses eaux des milliers d’animalcules étranges, en tout point semblables aux spermatozoïdes visibles au microscope et dont la taille augmentait de jour en jour. Cette eau tombée du ciel en abondance avait favorisé l’éclosion des œufs de grenouilles, donnant naissance à des têtards que nous mettions dans de petits seaux, ceux-là mêmes que nous avions utilisés sur la plage l’été précédent, pour les emporter à la maison comme trophées de nos après-midi passés dehors. Inévitablement, après une brève agonie, ils mouraient. Il aurait mieux valu les laisser dans l’eau du marais. De toute façon, dès février, quand le printemps commençait à se faire sentir et que la chaleur asséchait le petit lac, la majeure partie d’entre eux mouraient, ils étaient peu nombreux à se métamorphoser en grenouilles qui iraient se cacher dans des anfractuosités du sol où l’année suivante elles déposeraient leurs œufs. En mars, là où le mois précédent se trouvait un petit lac, c’était un triste spectacle : le tracteur passait sur le terrain sec, retournait la terre, ensevelissant sans pitié tout ce qu’elle portait à foison et semait la mort dans ce monde qui auparavant grouillait de vie. Les oiseaux n’attendraient pas qu’il fasse nuit pour y venir picorer.
Alité avec de la fièvre
Dans mon enfance, je jouissais d’une excellente santé. Et pourtant, au moins une fois par an, la grippe ou quelque autre indisposition me contraignait à garder la chambre pendant une semaine. La fièvre, quand elle était forte, allait jusqu’à m’empêcher de lire. Mon père me rapportait tout de même des livres de la bibliothèque de son école pour le moment de ma convalescence : Vingt mille lieues sous les mers, De la terre à la Lune, Voyage autour du monde en quatre-vingts jours, L’Île mystérieuse de Jules Verne ; et puis les romans d’Emilio Salgari, Les Tigres de Mompracem, Le Corsaire noir, Les Pirates de la Malaisie, Sandokan à la rescousse ; ces romans, tout en n’ayant pas encore remplacé les bandes dessinées qui restaient mes lectures préférées, avaient le pouvoir de me projeter dans le monde de l’aventure et du fantastique et me tenaient compagnie les jours où je ne pouvais pas sortir. En plein hiver, la fièvre avait pour effet d’empêcher de jouer aux abords de la maison l’après-midi quand la nuit tombait très tôt et que les deux heures libres d’après déjeuner semblaient passer en un clin d’oeil, avant, comme je l’ai dit, qu’on ne retourne à la maison faire ses devoirs. Avec la fièvre, je ne pouvais pas jouer, mais, en échange, j’étais exempté des devoirs. Alité dans ma chambre, j’entendais les autres garçons jouer dans la rue comme chaque jour à cache-cache, aux billes, à la marelle, au football, à échanger des vignettes de joueurs et j’imaginais leurs gestes dans ces différents jeux auxquels nous avions l’habitude de nous livrer. Avec mes camarades d’école aussi, les relations étaient interrompues pour au moins une semaine. Avoir la fièvre, c’était ne pas aller en classe, donc rompre avec le train-train quotidien pénible et décevant, échapper aux tâches scolaires qui surchargent la journée, empêchent de respirer et privent de liberté. Je pensais à la jeune fille qui, ignorant probablement tout de moi, était loin d’imaginer qu’elle était pour moi le symbole de l’amour impossible, ou plutôt la personnification de tout ce qui m’était inconnu, de tout ce vers quoi, dans un grand émoi, me poussait mon désir d’élève de treize ans.
Mon père disait qu’il s’agissait à n’en pas douter d’une fièvre de croissance et qu’une fois guéri, je me retrouverais plus grand. Je lui demandais de s’asseoir à mon chevet et de me tenir compagnie quelques instants. Ce fut dans ces circonstances qu’il me lut, la première fois de sa propre initiative, ensuite à ma demande, l’épisode de la folie de Roland extrait du Roland furieux de l’Arioste. Combien je regrettais pour ce prince si valeureux qu’Angélique ne l’aimât point, lui préférant Médor, un soldat qui ne lui avait jamais prêté attention et aurait fort bien pu vivre sans elle ! Je me rappelle aussi la lecture d’un passage d’une autre oeuvre, la découverte de la mer par le héros des Confessions d’un Italien d’Ippolito Nievo : la mer, infinie et mystérieuse, évoquée dans ma chambre tandis que je gardais les yeux fermés en tenant la main de mon père qui lisait à voix basse et cherchait à me consoler de l’impossibilité d’aller jouer dehors avec les autres garçons !
Visite du docteur
Quand les frissons de la fièvre commençaient à se manifester et que j’étais contraint de rester alité, mon père téléphonait au docteur et, en l’attendant, ma mère s’affairait au rangement de la chambre d’où disparaissaient chaussures et vêtements hors d’usage et tout ce qui jusque là n’avait pas trouvé de place attitrée ; puis elle remettait en ordre toute la maison pour recevoir de la meilleure façon le docteur qui allait venir me voir. Le rangement de la table de nuit était l’objet des plus grands soins et revêtait le caractère rituel de la préparation d’un autel avant une messe. Ma mère en enlevait tout ce qui n’était pas d’usage médical, nettoyait la table de nuit et y mettait un linge blanc, un napperon sur lequel elle posait un thermomètre, un verre d’eau couvert d’une petite serviette ou d’un mouchoir, un citron dont, pour me rétablir, il me faudrait renifler de temps en temps le zeste gratté, une bouteille d’alcool à 90°, un paquet d’ouate, une cuiller et un essuie-mains de lin blanc, tous ces objets alignés comme des soldats sur un champ de bataille, prêts à faire mouvement pour défendre le fils-malade dès que le général-docteur viendrait prendre le commandement des troupes. Pour pouvoir recevoir la visite du docteur, il fallait que tout soit à sa place. Après le diagnostic et la prescription médicale, s’ajoutaient sur la table de nuit les médicaments à prendre suivant un horaire que mon père mesurait avec une précision chronométrique, raison pour laquelle ma mère tolérait aussi la présence d’une horloge sur la table de nuit. Je posais les livres sur une chaise, créant, selon sa façon de voir, un certain désordre dans la chambre.
Arrivait le docteur ; il me faisait tirer la langue sur laquelle il appuyait avec une cuiller qu’il trouvait prête sur la table de nuit, il examinait mes amygdales en les éclairant avec une torche électrique que, l’air assuré, il avait sortie de sa trousse, il m’auscultait la poitrine et le dos, tâtant et tapotant mon ventre du bout des doigts d’une seule main ; puis ma mère accompagnait le docteur dans la salle de bain où il se lavait les mains, trouvant aussitôt la serviette toute propre qu’elle lui tendait au bon moment. Enfin il prononçait sa sentence : amygdalite, trachéite, bronchite, laryngite, gastro-entérite etc. Ces noms en -ite lui donnaient bien quelques soucis, mais les antibiotiques étaient la solution à tout, il n’y avait donc pas lieu de s’inquiéter, on n’était plus dans les années d’avant-guerre quand on ne les connaissait pas et qu’on mourait des complications d’une simple grippe ! Avant de s’en aller, le docteur faisait un brin de causette avec mon père : étant du même âge, ils avaient forcément des choses à se dire. Dès qu’il était parti, ma mère se rendait en toute hâte à la pharmacie pour acheter les médicaments prescrits. Quel supplice ces piqûres de pénicilline auxquelles il fallait pourtant se résigner quand la fièvre était très forte ! L’infirmière, c’était ma mère. Elle me consolait de la douleur qu’elle m’infligeait avec l’aiguille – douleur plus imaginaire et crainte que réelle –, en restant avec moi longtemps, assise à mon chevet, me tenant la main, tandis que moi, les yeux fermés, en proie au délire, je proférais des paroles incohérentes. Elle humectait un mouchoir qu’elle étalait sur mon front brûlant, le retournant d’un côté et de l’autre toutes les cinq minutes pour me procurer un peu de fraîcheur.
L’absorption des premiers médicaments faisait baisser ma température en quelques heures avec de grandes suées. Le lit était tout trempé. Pour m’encourager, mon père répétait que la transpiration libère de la maladie et fait grandir. Au plus fort de la sudation, ma mère m’aidait à me changer : sous-vêtements, pyjama, draps, taie d’oreiller, le tout fraîchement lavé ! J’éprouvais sur la peau une sensation de régénération qui me procurait beaucoup de plaisir. C’était le signe que j’avais surmonté le moment le plus difficile de la maladie et que je m’acheminais lentement vers la guérison.
Convalescence
Quand la fièvre tombait et que seul un état de grande faiblesse subsistait en moi, je me mettais à lire les livres qu’entre-temps mon père m’avait rapportés de l’école. Quelques années auparavant, mes parents avaient acheté les Quindici, et c’est dans ces moments-là que je leur demandais le tome II intitulé Récits et Contes dans lequel je ne me lassais pas de lire et relire l’histoire de Fortunato et de son flambeau magique dont j’espérais qu’il ne se consumerait jamais, les histoires des cinq frères chinois se ressemblant comme cinq gouttes d’eau et les exploits des musiciens de Brême. Je passais ainsi des journées entières, du matin au soir, dans ma chambre d’où je pouvais noter le changement de la lumière aux différentes heures de la journée, la course du soleil et les divers degrés de clarté à travers les vitres de la fenêtre. C’était le moment des bonnes résolutions. Qu’allais-je faire dans la vie ? Quel chemin devrais-je prendre ? Mes parents allaient m’orienter vers les études supérieures, mais la perspective de me réaliser dans les études était si lointaine qu’elle en était désespérante. Il me faudrait encore aller au lycée, puis à l’université, et qui sait ce qui arriverait ensuite ! Les études me rendraient, de nombreuses années encore, dépendant de mes parents pour lesquels, tôt ou tard, vu mon improductivité, je serais une charge. Rester au lit avec la fièvre signifiait pour moi réfléchir à tout cela, faire le point de la situation et me préparer à affronter l’avenir. Il me fallait alors fixer mon esprit sur quelques points précis : la nécessité d’étudier – comme mes parents me le prêchaient, tandis que moi je préférais rester à jouer dans la rue avec mes camarades –, la nécessité de réfléchir, comprendre, sentir les choses, les vivre intensément de façon à corriger le sentiment de précarité et d’inutilité inhérent à ma condition d’élève à durée indéterminée. C’étaient pour moi des moments de grande tristesse, mais aussi de très profonde méditation. Et cette jeune fille qui ne cessait de rôder dans ma chambre de manière obsédante, que représentait-elle ? L’amour impossible, certainement, mais que signifiait cet amour impossible ? Dans l’ignorance de ce que l’avenir me réserverait, tout mon désir me portait vers une image de jeune fille dont la figure sans consistance, uniquement fantasmée, constituait un appui imaginaire auquel je me raccrochais, par crainte de tomber dans le vide. Si j’aimais tant le chant où Roland sombre dans la folie, c’est peut-être parce que j’y voyais le reflet d’un désir semblable au mien, sans équivalent dans la réalité. Je ne demandais rien à la jeune fille de mes songes, sinon de continuer à ignorer ses apparitions dans mes rêves et d’y jouer son rôle protecteur contre ma chute vers le néant. Qu’arriverait-il si la jeune fille réelle apprenait mon amour et qu’elle y répondait ? Je craignais qu’une telle éventualité pût un jour se concrétiser, me prenant totalement au dépourvu.
Puis, au fil des heures, la maladie passait par une phase différente ou plutôt, peu à peu, la grande faiblesse faisait place à la guérison. Si je pouvais lire aussi longtemps, soutenait ma mère, je pouvais peut-être aussi téléphoner à quelque camarade de classe pour me faire transmettre les devoirs. Jusqu’à ce qu’un beau jour je quitte le lit, remis sur pied. Le premier jour de ma convalescence devait se passer à la maison, ma mère me défendait de sortir : un courant d’air pouvait m’indisposer et faire revenir la fièvre, la rechute étant souvent plus pernicieuse que la maladie elle-même. Donc, ce jour-là, pas de sortie. Derrière les vitres de la fenêtre fermée, je devais me contenter de regarder mes camarades en train de chahuter aux abords de la maison, occupés à jouer aux billes, à s’entraîner au football ou à échanger des vignettes de joueurs. Peut-être avaient-ils aussi au cours de l’après-midi organisé une descente dans la carrière – gouffre immense ouvert au milieu de maisons construites préalablement, au fond jonché de tous les détritus de la ville – à la recherche d’objets hors d’usage, utiles toutefois à équiper notre cabane ; ou bien auraient-ils décidé d’en compléter la construction pour l’utiliser dès que possible comme vestiaire de terrain de sport ou pour nous y abriter les jours de pluie et décider ensemble, commodément assis sur les bancs, quelle formation aligner sur le terrain contre les équipes adverses des autres quartiers de la ville lors du prochain tournoi de football ?
Le deuxième jour, en revanche, il était permis de sortir, il fallait donc aller à l’école ; c’était étrange de retrouver les camarades une semaine après ou davantage, de reprendre l’habituelle routine, de revoir les professeurs avec la conscience d’avoir changé, vraiment grandi au fond de soi – allaient-ils s’en apercevoir ? – ; en effet, les jours de maladie avaient servi à remettre pas mal de petites expériences à leur place, à clarifier bien des aspects de la vie et leurs interactions, le monde entier, réel et imaginaire, dans lequel à présent je revenais vivre. Mes camarades aussi me paraissaient changés, ils m’accueillaient, le visage souriant, avec l’étonnement qu’on réserve à quelqu’un qu’on n’a pas vu depuis longtemps, alors qu’il ne s’était écoulé qu’une semaine. De la même façon, moi aussi, je m’étonnais de revoir mes camarades de classe : l’un s’était fait couper les cheveux, un autre portait un pull-over acheté récemment, un autre encore, de retour comme moi à l’école après quelques jours de fièvre, semblait amaigri, etc. Notre étonnement était le signe qu’en une semaine beaucoup de choses avaient vraiment changé, à tel point que nos retrouvailles signifiaient, non pas nouer une nouvelle amitié, mais renouveler le pacte qui nous tenait liés les uns aux autres, serrés sur les bancs de l’école, unis par un destin commun. Mes camarades, pourtant les mêmes depuis toujours, m’apparaissaient comme d’autres personnes avec qui j’allais pouvoir faire diverses activités : une recherche sur les aborigènes d’Australie, un petit journal de classe, une équipe de football, etc. Je ressentais cela non seulement dans ma relation avec mes camarades de classe, mais aussi avec les garçons du voisinage quand nous jouions après le déjeuner dans la rue ou sur le petit terrain pas très loin de la maison. Mes amis m’accueillaient parmi eux en me faisant tenir ma place habituelle de gardien de but, ce qui m’assurait amplement que l’absence momentanée avait interrompu, mais pas supprimé les quelques heures passées dehors à disputer nos matches quotidiens, quand le temps le permettait. Et la sensation de m’être amélioré était sans aucun doute à attribuer à la fièvre qui m’avait fait grandir physiquement, comme le soutenait mon père.
La fin de la maladie et le retour à la vie coïncidaient donc vraiment avec la croissance. La fièvre n’était pas un mal saisonnier – comment les jours de repos et les nouvelles possibilités qu’elle m’ouvrait pouvaient-ils constituer un mal ? – mais une simple pause au cours de laquelle, après avoir interrompu les activités habituelles, je me préparais à revenir dans le monde avec la résolution de faire quelque chose de bien dans la vie. En attendant, nous allions organiser sans tarder une expédition au fond de la carrière pour en rapporter des matériaux utiles – une planche de bois, un guéridon boiteux, un panneau d’eternit, etc. – pour notre construction au bord du terrain.
1 – Menza : grand récipient traditionnel en forme de cruche à deux anses, dans les temps anciens en poterie, puis en cuivre étamé, pouvant contenir une vingtaine de litres. La menza servait à transporter l’eau à l’époque où il n’existait pas encore d’adduction d’eau potable à domicile.
2 – Che bellu piccinnu, comu sta crisce bene : quel beau petit garçon, comme il grandit bien.
3 – Portu acqua e bivu vinu. L’acqua dè alle spaddhre : Je porte de l’eau et je bois du vin. L’eau donne mal au dos.
4 – Putèa de mieru : bistrot, estaminet, débit de boissons populaire.
5 – Le taraletto était un séchoir à tabac constitué d’un cadre de bois de forme rectangulaire, dont le grand côté mesurait deux mètres environ, supporté par quatre pieds d’une trentaine de centimètres de hauteur. Une ouverture en son milieu d’un peu plus d’un mètre de côté permettait de suspendre les feuilles de tabac, enfilées en chapelets dès le lendemain de la récolte, souvent par les femmes et les enfants. Les taraletti étaient exposés au soleil, y compris sur la voie publique . En cas de menace de pluie, on les recouvrait d’une bâche ou bien on les mettait à l’abri, en les portant comme des brancards.