Oh, comme je me consumais. Si seulement je savais encore pour quoi.
Robert Walser, Les Rédactions de Fritz Kocher.
Le bain hebdomadaire
Le dimanche matin, dès le réveil, c’était le moment du bain hebdomadaire. Dans la maison où nous habitions, il n’y avait pas de baignoire et je crois que la construction de la salle de bain pourvue des principaux équipements est advenue de nombreuses années après celle de la maison, avec l’adjonction d’un cagibi plutôt exigu aménagé dans la cour intérieure et accessible par la cuisine. Ma mère, à cette époque, avait acheté une grande bassine en plastique de couleur verte, elle la remplissait d’eau qu’elle chauffait dans de grandes marmites sur la plaque de la cuisinière : c’est ainsi qu’étaient réduits en cendres tous les journaux de mon père, ils servaient enfin à quelque chose. Nous prenions donc le bain dominical dans la cuisine, la pièce la plus chaude de la maison, l’absence de chauffage central moderne nous contraignant à utiliser des braises et des poêles.
En hiver, la seule idée de me dévêtir et de rester nu pour prendre un bain me donnait la chair de poule, de sorte que le souvenir que je garde du bain dominical n’est pas celui d’un bon moment dans la semaine. J’aurais voulu rester plus longtemps dans la chaleur du lit, sans me soucier de l’appel des cloches qui annonçaient les premières messes de la matinée, sommeiller encore un peu en pensant à la jeune fille qui m’était immédiatement revenue à l’esprit au moment du réveil – je savais que je ne la verrais pas ce jour-là car elle passait les dimanches avec ses parents dans une autre ville ; au lieu de cela, ma mère venait me tirer du lit, prétendant que je devais la remercier de m’avoir concédé une demi-heure supplémentaire de repos par rapport aux autres jours : il était sept heures et demie au lieu de sept, heure à laquelle elle avait l’habitude de nous réveiller les jours d’école. L’eau était déjà chaude dans la bassine verte, il n’y avait pas moyen d’échapper séance tenante au bain purificateur. Ma sœur était la première à se laver pendant que je prenais le petit-déjeuner dans la salle à manger, puis c’était à moi d’aller dans la bassine, tandis que la cuisine se remplissait de vapeur et que crépitait le feu dans la cheminée. Le bain durait un peu moins de dix minutes, il suffisait de se savonner de la tête aux pieds, ma mère se chargeait ensuite de me frotter comme du linge sale. Tout de suite après, on s’habillait dans la petite salle à manger contiguë, la chaleur de la cuisine s’y répandait en nuées de vapeur qui flottaient dans l’air. En une demi-heure, nous étions tous prêts pour la messe dominicale. À dire vrai, si nous devions nous lever aussi tôt, c’était justement à cause de la messe de neuf heures que, par décret familial, il nous fallait suivre car celle de onze heures aurait décalé toutes les opérations de la journée ; ainsi, après la messe, ma mère et ma sœur retournaient à la maison faire la cuisine tandis que mon père et moi attendions l’heure du déjeuner au bar Ascalone. Puis, le repas terminé, nous allions à Corigliano d’Otrante rendre la visite hebdomadaire aux parents de ma mère.
Dévotions familiales
En matière de religion, mon père n’a jamais été pratiquant. Toutefois, il nous accompagnait à l’église et il avait la patience d’écouter la messe jusqu’au bout. Je crois qu’il le faisait par amour pour ma mère qui avait des habitudes tout à fait différentes et sans doute aussi parce qu’il croyait à l’utilité de la religion dans l’éducation des enfants. D’ailleurs, quand nous fûmes plus grands, jamais il ne nous força à aller à l’église, lui-même ne tarda pas à y aller moins souvent, jusqu’à cesser presque tout à fait, c’est aussi ce que fit ma mère.
Dans la famille de ma mère, si les hommes se rendaient à l’église une fois par semaine – le dimanche car pendant la semaine ils étaient pris par le travail –, les femmes, elles, s’y rendaient chaque jour, et même plus d’une fois par jour pour les différentes messes, les neuvaines, triduums, obits, etc. Lorsqu’en mille neuf cent soixante ma mère, une fois mariée, arriva à Galatina, il est probable que cette assiduité lui manqua beaucoup, au point qu’en ma présence il lui arriva plusieurs fois de regretter ce temps passé de sa jeunesse où elle pouvait se rendre souvent à l’église, ce qui était aussi un moyen d’échapper à l’enfermement du milieu familial. Les soins apportés à la famille occupèrent le temps consacré auparavant à la religion ; et puis, après avoir laissé à Corigliano d’Otrante toutes ses chères amies, avec qui elle avait partagé non seulement les pratiques de la religion, mais aussi les inévitables inquiétudes et les confidences de jeunesse, quelles rencontres aurait-elle pu faire à Galatina, sa nouvelle paroisse, où elle ne connaissait personne ? Je me souviens que mon père réagissait à ces moments de nostalgie en lui reprochant sur le mode de la plaisanterie, le côté mondain de sa vie passée à Corigliano qu’elle n’a jamais nié, parce que sa vie était ainsi faite : maison, église, religieuses. Puis, un peu plus grande, comme elle me le racontait, ses premières escapades au jardin public aménagé aux abords du centre ancien, à la place des puits d’autrefois où s’abreuvaient bêtes et gens. À l’en croire, c’est au cours d’une de ces sorties, durant lesquelles il y avait toujours aux aguets un frère (le poignard) ou un membre de la famille (la vipère) prêt à en référer à ses parents, que ma mère fit la connaissance de mon père.
Je ne crois pas que le fait d’être allée moins souvent à l’église après son mariage, ait été cause de souci pour ma mère. En revanche, je pense qu’elle a beaucoup souffert d’avoir quitté la famille restée au pays, ses amies de jeunesse et, d’une manière générale, tout ce qui avait fait sa vie jusqu’alors. Avant d’avoir une auto, elle devait prendre l’autocar pour se rendre à Corigliano – sinon il aurait fallu avoir recours à Uccio Pensa, un très brave homme, mais il va de soi que, seule avec lui, elle n’y serait jamais allée – et cela augmentait la distance. Quand ensuite elle passa le permis de conduire à la fin des années soixante, les liens s’étaient déjà distendus et plus rien n’allait être comme avant. J’ignore dans quelle mesure l’espoir d’une vie meilleure tout à construire dans une petite ville plus évoluée comme Galatina, a atténué sa souffrance, mais il est certain qu’accaparée, comme j’ai dit, par les soins apportés à la famille, elle ne tarda pas à s’habituer à sa nouvelle vie, et, que je sache, si quelquefois elle regrettait sa vie passée, une visite chez ses parents le dimanche après-midi suffisait à lui redonner de l’énergie pour toute la semaine.
À l’église
Le dimanche matin donc, après le bain et le petit-déjeuner, nous allions tous les quatre à la messe : mon père, ma mère, ma sœur et moi.
L’hiver, dans l’église sans chauffage, il faisait très froid. L’unique source de chaleur dans les grandes nefs de marbres polychromes – moi, je les trouvais tous gris – provenait du corps des fidèles, de leur souffle qu’à contre-jour on voyait nettement sortir de leurs bouches lorsqu’ils priaient. Se lever et s’asseoir selon les différentes phases de la messe et les ordres du prêtre, c’était le seul exercice permis aux corps transis de froid entre quelques versets bibliques et le sermon sacerdotal. Je me souviens qu’un homme d’âge avancé venait s’asseoir près de nous, dégageant comme une odeur d’eau de javel – mais moi, je ne sais pourquoi, je m’étais persuadé que c’était de sperme ranci – intolérable. Mon esprit de fraternité chrétienne était mis à rude épreuve par ce voisinage, surtout quand le prêtre ordonnait de s’échanger le geste de paix, ce qui signifiait qu’il fallait lui serrer la main. Pour en finir avec mes perceptions olfactives d’autrefois, je rappellerai aussi l’odeur du suif et celle de l’encens, cette dernière étant la seule que je parvenais à tolérer parce que, en se mélangeant à l’exhalaison d’eau de javel mentionnée ci-dessus, elle la couvrait en partie et la rendait supportable. Dans la pénombre du matin dominical, tandis que l’homélie tirait à sa fin, je regardais autour de moi les visages pour constater que la plupart m’étaient inconnus. Seul un événement miraculeux aurait pu me faire entrevoir celui de la jeune fille auquel me ramenaient toutes mes pensées. Je savais que les chances que cela puisse se réaliser étaient minces, car jamais il ne m’était arrivé de la rencontrer à la messe de neuf heures, pour les raisons que j’ai dites. Et de fait, cette rencontre ne se produisit jamais, du moins à l’église.
Apparaissait ensuite un petit homme qui passait entre les bancs avec une corbeille pour l’offrande, et mon père, après m’avoir glissé un peu de monnaie dans la main, me chargeait de la donner.
Je m’efforçais de suivre sur le papier les différents moments de la messe, mais j’en perdais souvent le fil et je demandais à papa de m’indiquer exactement où nous en étions. Je crois n’avoir jamais donné de signe d’impatience, même si mon regard se tournait fréquemment tantôt au-delà des colonnes de faux granit, attiré par les faisceaux lumineux qui traversaient les grandes verrières, tantôt vers le haut plafond, pour tenter de comprendre quelles histoires le peintre y avait représentées et pour voir, comme cela arrivait parfois, s’envoler un pigeon qui, je le savais, y avait trouvé refuge. Au moment de l’Eucharistie, je comprenais que la messe désormais touchait à son terme. Et de fait, après avoir distribué aux fidèles le corps du Christ et nettoyé les instruments du culte, le prêtre s’acheminait rapidement vers la conclusion, non sans imposer quelques minutes supplémentaires pour les informations d’ordre pratique. Enfin, une fois la bénédiction donnée, il était permis de sortir.
Pour moi, la sortie de l’église a toujours été un moment solennel et libératoire. Je revois encore dans la lumière éclatante la foule sur le parvis, le sourire des fidèles endimanchés, leur cordialité, leur bonne humeur. C’était comme si, avec sa bénédiction, le prêtre avait débouché le flacon qui renfermait la joie dominicale, donnant ainsi libre cours aux propos les plus divers empreints d’un bonheur particulier, d’autant qu’ils venaient après une heure d’immobilité forcée et de vie réprimée. Le dimanche pouvait enfin commencer. Et il commençait là, dès qu’on arrivait en bas des marches qui menaient du parvis à la place, là où quelques fidèles allaient passer beaucoup de temps, toute la matinée, tandis que d’autres s’en iraient, tous occupés à leurs propres affaires, que d’autres encore arriveraient plus tard, exhibant, suivant la saison, le dernier tailleur ou le dernier manteau de fourrure à la mode, pour la messe de onze heures, la messe des gros dormeurs, comme disait ma mère. Était-il vrai que le prêtre, fatigué par les messes précédentes et la voix usée par les années, célébrait la messe de onze heures en playback ? Je serais bien incapable de l’affirmer parce que moi, comme je l’ai dit, je n’assistais qu’à la messe de neuf heures.
Au cinéma
À côté de l’église se trouvait l’entrée de la sacristie, et près de celle-ci une affiche publicitaire qui annonçait le film du dimanche, projeté dans une petite salle contiguë à l’hôtel de ville, le Cinéma Santa Caterina. À cette époque, je n’avais aucune préférence particulière pour un genre de film : western, mythologie, science-fiction, comique, tout me convenait. C’était mon passe-temps de l’après-midi et je ne l’aurais pas manqué pour tout l’or du monde. Je devais parfois batailler avec ma mère qui voulait m’emmener avec elle à Corigliano, mais le plus souvent je parvenais à avoir gain de cause, elle allait à Corigliano avec mon père et ma sœur, tandis que moi, je passais ces deux heures au cinéma de Galatina. Quand c’était elle qui l’emportait, je me rendais au cinéma des salésiens à Corigliano qui ressemblait beaucoup à celui dont je suis en train de parler.
Le film commençait à quinze heures trente, mais il fallait être là au moins une demi-heure à l’avance, le temps de se mettre en rang avant l’ouverture du guichet et la vente des billets. Dans la rue se formait une petite queue serpentine de jeunots de l’école primaire ou tout au plus du collège, rien que des garçons, la file oscillait à droite et à gauche selon qu’elle se décomposait et se recomposait. Chacun jouait du coude pour tenir à distance celui qui le suivait et qui se donnait beaucoup de mal pour d’abord arriver à la hauteur du précédent puis le dépasser, chaque occasion était bonne pour gagner une place dans la queue. La raison en était que tous tenaient à être assis au premier rang du balcon, ce qui permettait d’allonger les jambes sur le rebord en face de soi et de tenir entre ses mains la destinée des spectateurs en contre-bas. Prendre place à l’orchestre, c’était à vrai dire courir le risque de recevoir sur la tête toutes sortes d’objets (papiers usagés, frites, chewing-gums, etc.) quand ce n’était pas le produit d’une forte salivation qui devenait particulièrement gênante s’il s’y ajoutait celui d’une dense expectoration, ce qui arrivait toujours l’hiver à cause des virus qui s’en prenaient à l’appareil respiratoire. Il fallait conquérir les places du balcon, je ne dis pas pour causer des préjudices à autrui, mais du moins pour ne pas en subir. L’accès au cinéma était donc habituellement précédé d’une mini-rixe et souvent l’ouvreuse devait intervenir pour la faire cesser et ramener le calme.
Assis au premier rang du balcon, au deuxième, tout au plus au troisième en cas de malchance, au moment précis de l’extinction des lumières dans la salle et du début de la projection quand depuis la cabine au-dessus du balcon le faisceau lumineux atteignait l’écran blanc, je ressentais les effets d’une sorte de métamorphose intérieure, ou plus exactement je passais d’un état de tension euphorique causée par l’attente de la séance à une espèce d’état second tel qu’on aurait pu me dérober le porte-monnaie, le parapluie et le chapeau sans que je m’en fusse aperçu. Le cinéma, en immergeant dans un monde fictif ceux qui, malgré la mobilisation de toutes leurs facultés d’entendement, en sont de fait absents, agissait sur moi de manière exceptionnelle, comme une drogue très puissante capable de distraire de toute pensée. C’est ainsi que pendant ces deux heures j’étais frappé de stupeur, anéanti, et que j’oubliais jusqu’au visage de ma petite amie préférée qui d’habitude m’accompagnait toute la journée.
Retour à la maison
Nous sortions tous du cinéma plutôt sonnés, comme si, durant la séance, nous avions entièrement dépensé les énergies accumulées lors de l’attente du début de la projection. Pas de bourrades, pas de chahut, mais seulement une dispersion dans toutes les directions de garçons qui retournaient chez eux. Moi aussi, je prenais le chemin de la maison par la Via Robertini.
Le triste paysage du centre ancien de Galatina aux murs rongés par le temps et aux pavés disjoints, sous un ciel déjà presque obscurci, était en accord avec mon état d’âme et il en constituait précisément le prolongement : à la stupeur étourdissante produite par le film faisait place un abattement psychologique qui me rendait incapable de tout sentiment de joie. À cette époque-là, comme substitut de la jeune fille qui occupait toutes mes pensées et qui, dans les moments de prostration, concentrait tous mes espoirs, j’avais mon étoile. Pour la voir, il me suffisait de sortir du tracé des anciennes murailles de la ville. La jeune fille de mes pensées, dans la réalité, je ne la reverrais que le lendemain, à l’école où j’aurais peut-être l’occasion de lui parler. C’était l’unique pensée agréable à laquelle se mêlait vite, pour la gâcher, l’amère certitude de la corvée d’une nouvelle semaine de cours durant laquelle les professeurs allaient me demander d’apprendre mille choses, m’empêchant de penser à ce qui me tenait vraiment à cœur ; et je devrais me soumettre à ces demandes, mon renoncement à tout esprit d’opposition diminuant d’autant mes souffrances. Ma mère disait que, si je voulais faire quelque chose de bien dans la vie, je devais aller à l’école et d’autre part, avec un père professeur, il m’était absolument impossible de me soustraire à l’étude.
Sur la Piazzetta Santo Stefano, une flaque plus large et profonde que les autres m’invitait à y pénétrer. Elle ressemblait à un petit lac enchanté qui réserve tant de surprises agréables qu’on ne peut y résister. Ainsi, ce soir-là aussi, j’allais me tremper les chaussures et me faire gronder par ma mère dès le retour à la maison. Au-delà de la Porta Luce, je pouvais voir distinctement vers l’ouest mon étoile très lumineuse, immobile et lointaine comme chaque soir. Je n’avais jamais dit de mots d’amour à ma petite amie parce que j’en étais incapable, mais j’étais sûr que le grand bonheur attendu pouvait arriver soudainement, même sans aucune déclaration explicite de ma part, sans aucun serment, par la force du destin ou selon un décret déjà fixé par une volonté supérieure à laquelle nul ne pourrait jamais s’opposer ni apporter de démenti. Après la Porta Luce, au-dessus des maisons de la longue Via di Gallipoli, s’ouvrait devant moi un ample paysage lumineux de début de soirée. Je faisais mes derniers pas vers la maison en compagnie de mon étoile. La pensée qu’en paroles je ne saurais jamais lui dire quoi que ce soit me plongeait dans le plus sombre désespoir dont pourtant je me remettais vite en pensant aussi que je pourrais écrire tout cela, l’écrire et le réécrire, ce jour-là et le lendemain, à douze ans, puis à vingt et encore à quarante, si j’atteignais cet âge. Dans ces moments-là, mon étoile suscitait en moi un bonheur infini, comme une douceur qui, même si l’on s’attache à l’extérioriser, ne peut venir que de l’intérieur de soi et fait renaître l’espoir que la vie continue. J’avais déjà oublié – ou peut-être n’y avais-je jamais pensé – la force surhumaine de Maciste, de Samson et d’Hercule, l’adresse de Zorro et les ruses d’Ulysse, la rapidité des héros de western à tirer au pistolet, les bêtises de Ciccio et Franco, je ne me rappelais rien de ce que je venais de voir au cinéma, ma seule réaction était les larmes. J’écrirais tout cela, ne serait-ce que pour avoir la preuve de la réalité de ce qui m’arrivait. Mais l’idée d’écrire aussi était pour moi source d’effroi. En effet, comment pouvais-je chercher à écrire avec précision et pour ainsi dire fidélité à la vérité, si déjà ma professeure me jugeait distrait et agité et ne pensait pas grand bien de moi, au vu des notes qu’elle attribuait à mes devoirs et qui ne dépassaient guère la moyenne ? Du reste, moi-même j’avais souvent eu la preuve de mon inaptitude à écrire, puisque, à chaque fois que j’avais tenté de décrire mes pensées ou mes sentiments, j’avais produit des textes informes et décevants qui, en aucune façon, ne reflétaient fidèlement mon état d’âme et que jamais je n’aurais reconnus comme miens.
Il me fallait apprendre à écrire, voilà ce que je devais faire ! Cette résolution, pour autant qu’elle restait à cette époque une pure déclaration d’intention, me donnait de l’assurance et renforçait le bonheur de ce moment dominical, dans lequel, en y repensant, il me semble retrouver – comme cela m’arriva de nombreuses fois par la suite – le signe annonciateur d’une insuffisance et de là, d’une prédilection. Et aujourd’hui qu’il m’est donné d’écrire ces lignes, j’ai l’impression d’obtempérer sans le vouloir à cette résolution d’il y a tant d’années, arrêtée lors de mon retour solitaire du Cinéma Santa Caterina à la maison.
J’arrivais à la maison peu après le coucher du soleil. Je fermais la grille derrière moi et me tournais vers l’étoile toujours plus haute dans le ciel, m’arrêtant quelques minutes en muette adoration, avant de rentrer. Je n’étais vraiment pas raisonnable. Ma mère allait me gronder pour mes chaussures trempées, mon père m’imposer de faire – sous sa surveillance – les devoirs pour le lundi que j’avais immanquablement négligés. Il me tardait d’entendre sonner neuf heures pour me mettre au lit et me retrouver sous les couvertures avec mes pensées, avant de m’endormir.
Au lit
Une fois au lit, où trouvais-je tout l’héroïsme avec lequel j’intervenais pour soustraire mes parents aux dangers les plus inimaginables ? Une inondation soudaine – dont on ne pouvait se sauver qu’en montant sur le toit le plus élevé de la cité – et je construisais un radeau sur lequel je faisais monter les membres de ma famille ; un tremblement de terre catastrophique les ensevelissait sous l’amoncellement de plusieurs couches de briques et, au prix de nombreux efforts, je parvenais à en sortir sains et saufs mon père, ma mère et ma sœur ; un accident de la route évité grâce à une intervention subite et salvatrice de ma part : cent histoires différentes de situations catastrophiques et de sauvetages me passaient par la tête dans l’obscurité de ma chambre, comme s’il fallait à l’esprit un stress final avant de s’abandonner au repos nocturne. Les membres de ma famille, en fait, ne couraient manifestement aucun danger, du moins pas immédiatement, mais j’avais besoin de préserver ma bonne réputation que compromettaient les inévitables protestations que j’opposais en mon for intérieur à leurs pressions. Alors la pensée de la mort se présentait avec force, la mort de mes parents à laquelle je m’opposerais et que j’empêcherais coûte que coûte, fût-ce au prix de ma vie. Je me tournais et retournais sous les couvertures avant de m’endormir et me devenaient utiles les ruses d’Ulysse et la force d’Hercule, l’adresse de Zorro et les ressources infinies des super-héros gréco-romains dans lesquelles je puisais copieusement pour sauver les êtres chers qui, dans les autres pièces de la maison, ne se doutant de rien, vaquaient aux dernières occupations de la journée avant d’aller dormir. Oui, je les sauverais, fût-ce au prix de ma vie. Donner sa propre vie en échange de celles de ses parents, c’était bien l’idée la plus audacieuse, celle qui, en dernier ressort, assurait leur salut pour toujours et mettait un terme définitif à la répétition des scènes salvatrices. De fait, mon sacrifice héroïque sauverait ma famille, bien sûr, mais il me soustrairait à l’existence, me forçant à renoncer à tout. Je ne reverrais plus la jeune fille qui me faisait trembler, je ne connaîtrais jamais la saveur de son baiser ni ma propre sensation à la serrer dans mes bras en la caressant ; en réalité cette sensation indicible envahissait déjà mon corps, emportant la pensée de la mort imminente sur les ailes d’un plaisir solitaire avec lequel s’éteignait tout à fait ma journée du dimanche. C’était la vie qui avec force reprenait ses droits. Et le sommeil, alors, arrivait, serein et sans rêves, jusqu’au lendemain matin.
(Traduzione di Annie et Walter Gamet)