di Gianluca Virgilio
Il est absolument impossible qu’un homme n’ait pas dans le sang les qualités et les prédilections de ses parents et de ses ancêtres, quoique les apparences puissent faire croire le contraire.
Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, aphorisme 264.
Vers midi, un peu avant que la sonnerie ne retentît, Uccio Pensa vint me prendre à l’école. Le concierge m’accompagna jusqu’à la sortie et je montai dans l’auto avec une certaine anxiété. Je ne me rappelle plus si j’étais seul, avec ma sœur ou mon père, ou avec les deux ensemble. Ma mère était déjà à Corigliano d’Otrante, car mon grand-père était mort quelques heures auparavant et elle s’y était rendue immédiatement avec sa voiture, dès qu’elle avait appris la nouvelle au téléphone. C’est Uccio Pensa, rappelé à la rescousse pour la circonstance, qui m’annonça la mort de mon grand-père. C’était en mai mille neuf cent soixante-treize, j’avais dix ans, j’étais en CM2.
On me poussa vers lui, allongé sur le lit, vêtu de noir, très élégant comme jamais je ne l’avais vu auparavant : je devais l’embrasser. Je porte encore en moi la sensation de la joue rugueuse – d’ici peu le barbier allait venir le raser. On lui avait mis un mouchoir blanc autour de la tête pour lui maintenir la mâchoire de façon qu’il garde la bouche fermée, comme on me l’expliqua par la suite.
Entre mon grand-père et mon père, le courant ne passait pas. Ma mère s’était mariée sans la bénédiction de ses parents, elle s’en était passé et avait donc dû se passer aussi de dot : pas de chambre à coucher, pas de trousseau. Elle n’avait attaché aucune importance au fait que mon père avait eu la poliomyélite et marchait avec une canne. Par-dessus le marché il n’avait même pas encore fini sa licence, et pourtant elle l’avait épousé. Dans les années qui ont suivi, le rapprochement n’a pas été facile. On allait à Corigliano le dimanche après-midi, Uccio Pensa nous y conduisait pour quelques sous, on y restait deux heures, puis on revenait à Galatina. Mon grand-père passait beaucoup de temps assis dans un coin de la grande salle du rez-de-chaussée, sorte de hall voûté en étoile et pavé en pierre de Cursi, sous lequel se devinait une citerne utilisée pendant la guerre comme dépôt clandestin de produits agricoles à soustraire aux contrôleurs des finances du Duce. La famille de ma mère passait toute la journée dans cette grande salle : on y cuisinait, filait, cousait, on y mangeait le midi et le soir, on y causait ; pour la nuit, les filles et les parents montaient par un escalier étroit et raide dans les deux pièces de l’étage du dessus, tandis que les frères, une fois les lits ouverts, restaient à dormir en bas.
Quand mon grand-père revenait des champs à bicyclette, le fusil à l’épaule, il rapportait la sarchiuddha1 liée au porte-bagages arrière – s’il l’avait laissée dans le pajaru2, on la lui aurait volée – et une boîte en bois contenant de menues récoltes, posée sur le cadre devant la selle. À peine avait-il tourné au coin de la ruelle qu’alors les petits-enfants couraient à sa rencontre pour lui faire fête, et il souriait, découvrant le peu de dents qu’il lui restait. Moi aussi je lui faisais fête, mais avec moins d’emphase, parce que, ne le voyant que deux heures par semaine, j’étais moins familier avec lui. Rentré à la maison, il se mettait dans un coin de la grande pièce, appuyé à la table, ouvrait le tiroir et hachait le tabac à fumer. C’est lui qui m’a appris à doser le tabac sur la petite feuille de papier, à en humidifier le bord avec la pointe de la langue et à confectionner une cigarette comme celles qu’on achète chez le buraliste. Je n’ai pas le souvenir qu’il parlait beaucoup, il fumait, toussait et crachait, mais il savait se faire respecter d’un simple regard ; avec ma grand-mère, il parlait grec – tandis qu’avec les enfants il utilisait le dialecte et avec les petits-enfants l’italien : c’étaient ses tria corda3, ironisait mon père –, et d’après elle, il fallait le traiter cu lu bonu, c’est-à-dire avec les bonnes manières et avec douceur, si on ne voulait pas le mettre en colère. Un jour, je demandai de l’eau à ma grand-mère, elle m’en donna, mais dans un verre qui n’était peut-être pas propre, où quelqu’un peut-être avait déjà bu, et moi, en y approchant les lèvres, j’éprouvai précisément la sensation que donne un amas de mucosités dans la bouche. Bref, j’ai pensé que mon grand-père avait bu et craché dedans, aujourd’hui toutefois je n’oserais pas l’affirmer. Si je dis cela, c’est uniquement parce que j’ai oublié tant de choses, mais que cette sensation-là, je ne l’ai pas oubliée.
Parfois mon père se disputait avec mon grand-père ou l’un des frères de ma mère – le prétexte était la politique, ou la religion, mais cela pouvait aussi commencer à propos d’un match de football –, nous laissions alors passer un, deux, trois dimanches, même plus, mais nous finissions par retourner à Corigliano, tout le monde faisait comme s’il ne s’était rien passé, et la vie habituelle reprenait son cours jusqu’à l’orage suivant. Ma mère, semble-t-il, en percevait l’approche à l’avance, je m’en rendais compte en l’entendant intervenir pour atténuer une phrase trop abrupte de mon père, pour en donner une interprétation plus anodine, ou même changer de sujet quand elle avait l’impression que cela prenait une mauvaise tournure. Il n’y avait rien à faire : tôt ou tard l’orage arrivait, on m’envoyait alors d’urgence chercher Uccio Pensa au parc. Je parcourais à toute vitesse l’ancienne Via Pendino et le trouvais assis sur un banc en train de fumer une cigarette en attendant de venir nous chercher. Je retournais avec lui en auto à la maison des grands-parents et puis nous repartions de mauvaise humeur. Le règlement de compte entre ma mère et mon père avait lieu le soir, et pour ma sœur et moi, mieux valait ne pas rester à les écouter. Avec le temps, mon père a espacé les visites, ma mère a passé le permis de conduire et a continué d’aller à Corigliano seule ou avec nous, les enfants.
Du vivant de mon grand-père, on se réunissait à Pâques et à Noël. On rapprochait plusieurs tables recouvertes de trois ou quatre nappes pour former une grande tablée, à laquelle prenaient part les quatre frères et belles-filles, certains de retour de Suisse, les deux sœurs avec leur mari respectif, une sœur célibataire, mon grand-père et ma grand-mère, plus les petits-enfants au fur et à mesure des naissances. On mangeait plus qu’à l’accoutumée, en hors-d’œuvre des aubergines à l’huile, des poivrons et oignons confits dans le vinaigre, des saucissons variés, puis un potage aux tortellini, du bœuf et de la dinde bouillis et des scorzette4 de veau rôti, quelques-uns levaient le coude, mon père disait que s’empiffrer n’était pas la meilleure manière de sanctifier les fêtes, les enfants les plus grands lisaient les poèmes appris à l’école et tout compte fait, on finissait par se quitter sans se disputer, du moins lors de ces fêtes d’obligation. Mon grand-père était le patriarche. Après sa mort, ces réunions de famille ont cessé définitivement, sans grands regrets de mon père.
Dans mon souvenir, mon grand-père a l’aspect d’un vieillard pas très stable sur sa bicyclette ; on ne tarda pas à la lui supprimer car son état de santé n’était pas des meilleurs. Il avait sans doute beaucoup fumé pendant toute sa vie ; en creusant le puits de l’Ara, un champ que son père avait toujours cultivé et qu’il lui avait cédé, il avait reçu un éclat provenant de l’explosion d’une mine et avait perdu l’usage d’un œil. Lors de la mobilisation de la seconde guerre mondiale, il fut réformé.
Puis les médecins commencèrent à parler d’artériosclérose et le firent hospitaliser à Galatina. J’accompagnais souvent ma mère à l’hôpital, nous y allions l’après-midi tandis que ses frères et sœurs venaient le soir, après le travail. C’est à cette occasion qu’entre mon grand-père et moi se nouèrent des liens, parce qu’il aimait me raconter ses prouesses, à la chasse et aussi en temps de guerre, la première guerre mondiale à laquelle il avait participé à l’âge de dix-huit ans, en zone d’opérations après Caporetto. C’étaient ses récits préférés, moi aussi je les aimais bien. Il me parlait de l’attente à l’affût du renard mangeur de poules, et de tous les fermiers qui, en cas de besoin, l’appelaient pour son tir infaillible, même s’il n’avait qu’un œil ; il me parlait de la chasse au lièvre, à la grive, de tout ce gibier qu’en bon chasseur il ne mangeait pas. Il parlait aussi de la guerre. À la maison il conservait un binocle, une boussole et je ne sais plus quel autre objet, soustraits à un officier mort dans une tranchée. « Si je ne les avais pas pris, disait-il presque en s’excusant, quelqu’un d’autre l’aurait fait à ma place ». Quand je lui demandais s’il lui était arrivé de tuer quelqu’un à la guerre, il me répondait : « La guerre, c’est la guerre ». Mais je n’obtins jamais de réponse plus précise. En revanche, selon mon père, à qui je demandai des explications, mon grand-père avait sans aucun doute tué à la guerre, c’était inévitable, on va à la guerre exprès pour cela.
Je restais assis près de mon grand-père dans le couloir de l’hôpital, et lui me répétait ses histoires, de sorte qu’il me semblait qu’il allait bien, qu’il ne souffrait de rien, car, pensais-je, quand on souffre, on pense à ses maux et on ne parle pas trop ; je ne voyais donc pas pourquoi ma mère me demandait parfois de cesser de lui poser des questions, disant que je lui faisais faire des efforts pour rien, que mon grand-père était fatigué et qu’il était là pour se reposer.
Un jour, on m’empêcha de m’approcher de son lit : à son chevet, il n’y avait place que pour deux personnes, les adultes avaient la priorité ; sinon on restait à l’extérieur pour ne pas priver d’air le malade. Je me retrouvais donc dans le couloir à jouer avec des cousins, pendant que devant la porte de la chambre se réunissait de plus en plus de monde : ses enfants, les parents, les amis. Je percevais d’étranges paroles, à savoir que mon grand-père voyait le crucifix bouger sur le mur en face du lit, il voyait aussi la Vierge et lorsqu’il parlait, il tenait des propos incohérents. Je remarquais les yeux gonflés de ma mère et de ses frères et sœurs mais on ne me permettait pas de m’approcher du lit, je n’apercevais mon grand-père que de loin, de manière furtive entre les membres de la famille, il haletait et émettait de temps à autre une sorte de râle ressemblant fort à un hurlement.
Au moment des funérailles de mon grand-père, mon père dit que les femmes de la maison ne pouvaient pas déroger. Ma tante se mit à hurler à la fenêtre du premier étage comme si elle voulait se jeter en bas, ma grand-mère refusait de laisser emporter le cercueil entravant la tâche de mes oncles déjà gênés dans leurs mouvements à cause de l’étroitesse de l’escalier, bref un beau remue-ménage. Seule ma mère contint les manifestations de douleur, par amour pour mon père, mais je me souviens bien qu’elle porta le voile noir pendant un mois. Trop peu : les parents de Corigliano, qui vinrent à le savoir, y trouvèrent à redire. À Corigliano, dans ces années-là et aussi après, pour les célébrations funèbres on suivait le rite grec (more graecanico) et on portait le deuil pendant des années.
Je n’ai plus d’autre souvenir de mon grand-père. J’ai seulement oublié de dire qu’il s’appelait Luigi et qu’à présent deux de ses petits-enfants portent son prénom.
Notes
1 – Sarchiuddha : sarcloir ou binette.
2 – Pajaru : petite construction typique du Salento, en pierre sèche, de plan circulaire, sans fenêtre, isolée dans la campagne, à usage agricole.
3 – Le père de l’auteur, professeur de latin, fait allusion aux trois langues que Quintus Ennius (239-269 av. J.C.) se vantait de posséder : l’osque, le grec et le latin, ses trois âmes.
Corigliano d’Otrante où habite le grand-père de l’auteur, comme huit autres communes, fait partie d’une enclave linguistique où l’on parle encore une langue apparentée au grec : le grico (griko) ou grecanico. C’est un héritage de la présence byzantine, liée à une immigration parfois programmée, dans le Salento au Moyen Âge. Par ailleurs, le « salentino », dialecte local dérivé de la langue du peuple italique des Messapes ou Salentins, reste bien vivant.
4 – Scorzette di vitello : émincés de veau. À cette époque, il était encore rare de manger de la viande hors des jours de fête.
(Traduzione di Annie et Walter Gamet)