di Gianluca Virgilio
« Bien des choses s’expliqueraient si nous pouvions connaître notre généalogie véritable »
(Gustave Flaubert à George Sand, lettre n° 24, Croisset le 29 septembre 1866).
C’était un fils de paysans qui possédaient peu de terre. Il s’appelait Pietro. Il avait quitté l’école après le CM2, le travail de la terre ne l’attirait pas, car il en avait peu et ne voulait pas trimer sur celle des autres. Ce qu’il voulait faire… ? Il ne le savait pas.
Son frère s’appelait Antonio ; il ne se marierait pas avant de posséder un certain nombre d’ares, disait-il, et pas un de moins. Il mourut avant de les avoir, en tombant d’un arbre. La mère aussi mourut peu après. Que pouvait faire Pietro dans ce monde ? Il n’avait plus qu’à s’en aller. Ne voulant pas demeurer seul, le père prit une autre femme à la maison. Ce que Pietro désapprouva et quand arriva l’avis de mobilisation, il partit, content de s’éloigner d’une maison qui n’était plus la sienne et d’un village où il n’avait plus rien à faire. La guerre ne lui faisait pas peur. Mourir lui importait aussi peu que de sauver la patrie. En octobre 1917, il fut fait prisonnier et déporté en Allemagne. C’est là que pour la première fois il eut froid jusqu’aux os.
À la fin de la guerre, on lui donna un uniforme de je ne sais quelle arme et, pendant deux ans, une solde. Il avait, paraît-il, belle allure dans cette tenue et quand un compagnon de régiment l’emmena à Sienne chez Beppina, dès qu’elle le vit sur le pas de sa porte, elle en tomba amoureuse et voulut l’épouser. Ses parents n’étaient pas d’accord, car ce Pietro, qui était-il sinon un de ces nombreux soldats démobilisés sans le sou et bons à rien qui traînaient alors en Italie ? Mais elle ne voulut rien entendre et l’épousa quand même, à trente-cinq ans !
Au cours de l’été 1920, ils firent leur voyage de noces à Galatina, ils arrivèrent à la gare la veille de la Saint-Pierre, la ville était en fête et les rues pleines de monde. Les membres de la famille, y compris le père, qui étaient venus les accueillir, furent étonnés du choix de Pietro : c’était une dame bien élégante, Beppina, avec ombrelle et chapeau selon l’usage de la ville ; mais peut-être un peu frêle et un peu âgée pour avoir des enfants, dit une mauvaise langue. Encore que les enfants, c’est un don de Dieu ! Et elle n’avait pas à travailler aux champs, d’ici un mois ils retourneraient à Milan.
Ce fut le dernier été de Beppina. Elle mourut en couches au mois de mars suivant, dans une mansarde de la Galleria de Milan, logement qu’ils avaient trouvé auprès des services municipaux. Que faire à Milan, seul, sans travail, avec la charge d’un bébé ? Pietro mit le petit Peppino en nourrice, puis alla à Galatina le confier à sa famille, des viticulteurs qui vendaient leur vin dans une boutique de Cantù. Mon père disait avoir été amené dans le Sud sur le conseil du médecin qui recommandait un pays chaud pour un enfant qui à neuf mois avait eu la poliomyélite. Un malheur ne vient jamais seul, me répétait-il. Pietro et les membres de sa famille trouvèrent alors un arrangement, ceux-ci garderaient l’enfant à Galatina, l’enverraient à l’école, l’élèveraient et le soigneraient comme leur fils, et Pietro vendrait leur vin dans la boutique de Cantù. Il y resta trente-cinq ans à remplir des fiasques et des dames-jeannes. C’est là que, pour la seconde fois, il eut froid jusqu’aux os. Il finit cependant par se faire à l’idée de ne pas pouvoir retourner au pays et de devoir s’adapter aux brouillards de la Brianza. À Cantù, il se remaria avec une femme nommée Elvira. Je ne sais rien d’elle, mon père ne m’en a jamais parlé.
Je ne sais pas non plus pourquoi ils se sont séparés. À la fin des années cinquante, désormais âgé, Pietro revint à Galatina vivre chez son fils Peppino. Il recevait une maigre pension d’ancien combattant, rien de plus après une vie de labeur. Par beau temps, il emmenait promener sa petite-fille dans son landau, puis quand elle fut plus grande, en la tenant par la main, parmi les pins de la villa communale,au bon air, là où il pouvait enfin profiter du soleil du Midi. Ma sœur dit qu’il aimait les moules : il se les faisait ouvrir sur place par le vendeur du marché couvert et les dégustait avec un peu de jus de citron, pendant qu’elle restait à le regarder. Mais cette nouvelle vie dura peu en raison d’un cancer du colon dont il fut atteint au moment où il s’y attendait le moins. Sa belle-fille l’assista sur le lit de mort, elle m’avait donné naissance onze mois plus tôt.
Je garde de lui une montre-bracelet que je remonte de temps en temps et qui donne l’heure durant une journée.
2016
(Traduzione di Annie et Walter Gamet)