di Gianluca Virgilio
Au fil des années, comme mon père s’était toujours refusé à apprendre à conduire, ma mère, la conductrice de la maison, me chargea de l’accompagner dans les promenades habituelles, elle-même préférant utiliser la voiture pour les besoins de la famille. Quelquefois elle venait avec nous, s’asseyant sur le siège arrière, mais normalement elle restait à la maison, surtout quand nous sortions le dimanche matin. Il faut bien que quelqu’un soit aux fourneaux si l’on veut un déjeuner prêt à treize heures !
Les années ont passé, avec l’âge mes parents sont d’abord tombés malades et, en l’espace de quelques années, tous deux nous ont quittés. J’ai alors commencé à sortir avec mes filles encore petites pour leur montrer les hameaux autour de l’agglomération. À moto de préférence, mais aussi en auto, après une pluie automnale ou un dimanche après-midi, nous nous engagions sur une voie secondaire, et en route, direction la campagne.
Mes filles n’avaient jamais vu la campagne salentine auparavant, elles avaient passé les premières années de leur vie dans le Nord, où les paysages sont absolument différents. De retour dans le Sud, ces lieux qui m’avaient été si familiers pendant mon enfance et mon adolescence m’apparaissaient en partie étrangers, comme un vieil ami que l’on rencontre après de nombreuses années : c’est toujours lui, certes, mais se limiter à ne parler que des temps révolus sans connaître sa situation actuelle n’aurait guère de sens. J’ai déjà raconté cela il y a quelques années dans un livre intitulé Vie traverse, je n’y reviens donc pas.
Mes filles ont grandi à présent, elles ont pris leur envol ; qui pourra jamais rattraper ces vies inquiètes d’adolescentes aux mille secrets qui filent sur leur scooter et, à la maison, sur les millions d’octets qui les mettent en communication avec leurs semblables, d’un ordinateur à l’autre, même à des milliers de kilomètres ?
Ainsi est-il advenu que nous nous sommes retrouvés seuls, ma femme et moi, durant notre temps libre, que précédemment nous consacrions à prendre soin des plus petits et des anciens, comme le fait habituellement la génération intermédiaire, avec le secret espoir d’être un jour payée de retour. Que faire alors, si ce n’est une promenade à la campagne, bonne pour la santé, tranquille et apaisante ?
Ornella et moi, donc, poussés par la force de l’habitude ou un destin inscrit dans nos gènes, nous refaisons à moto ou en voiture les mêmes parcours que mon père et ma mère il y a trente ans, comme si nous étions leur réincarnation. Ma femme, en réalité, aime la campagne de Sirgole, où son père, âgé de quatre-vingt-quatorze ans, fait fructifier un verger. Petite, elle y allait déjà et, c’est bien connu, chacun de nous est attaché à ses souvenirs de jeunesse pour la vie. Au fil de nos promenades dans ce hameau, et surtout au printemps, l’envie nous est venue de vivre à la campagne, au beau milieu des arbres en fleurs et des gazouillis d’oiseaux. Force du stéréotype, que la réalité, heureusement, se charge toujours de démentir ! Nous nous sommes enquis des conditions du marché, par l’intermédiaire de quelques agences immobilières ou en consultant les propriétaires disposés à vendre, pour savoir combien nous coûterait une petite maison de quelques pièces avec un peu de terrain (à quoi bon en avoir beaucoup quand on ne sait pas cultiver), suffisante pour une famille de quatre personnes comme la nôtre. Que de promenades faites dans ce but ! Promenades décevantes qui, au retour, nous laissaient chaque fois un goût amer et une certaine tristesse. En revanche, nous avons fait de nombreuses rencontres significatives et instructives : un propriétaire qui pour une ruine à abattre demandait dix années de mon traitement ; un agent immobilier qui faisait passer l’acquisition d’un taudis pour une affaire ; un paysan qui, dans l’incapacité de continuer à cultiver ses terres, entendait retirer de la vente de la ferme et de ses champs une indemnité digne d’une fin de carrière de PDG ; un roublard qui, barricadé derrière une haute haie de pins généralement utilisée comme brise-vent par les paysans d’autrefois, cherchait à cacher la vue particulièrement remarquable sur une vaste implantation de panneaux photovoltaïques s’offrant depuis la véranda de la maison dont il voulait se défaire (Oh ! Sirgole, Sirgole ! Pourquoi t’ont-ils massacrée ?) ; un tel qui voulait nous vendre une maison sous laquelle on avait creusé une carrière de pierre et qui risquait de s’écrouler à tout moment ; tel autre qui vendait tout compris, la maison et le pylône à haute tension se détachant bien au-dessus du potager ; un propriétaire qui, à ma remarque que la somme exigée était quelque peu exagérée, m’avait répondu : « Où est le problème ? Faites un emprunt, en trente ans de versements indolores, vous l’aurez payée. » On ne peut être plus clair, n’est-ce pas ?
Nous avons bien vite compris que nous ne pourrions pas nous offrir une maison à la campagne, trop chère pour nos traitements d’enseignants. Les prix sont élevés, dit-on, à cause des Anglais qui ont colonisé la campagne salentine, mais je ne sais si c’est la vérité ou si les prix élevés ne dépendent pas plutôt de la cupidité des propriétaires locaux. En tout cas, nous avons renoncé à la maison à la campagne et nous nous sommes sentis l’âme en paix. Mais surtout nous avons reconnu le stéréotype, cause de tant de maux. Arbres en fleurs et gazouillis d’oiseaux… : les arbres fleurissent aussi en ville et les oiseaux y sont peut-être plus nombreux qu’à la campagne, où, hélas, on ne voit voler que la pie !
On ne le croirait pas, mais le renoncement a aussi son côté positif. Depuis que nous avons abandonné l’idée de vivre à la campagne, nos promenades privées d’un but utilitariste, ont pris un caractère plus détendu et serein, ce que la promenade devrait toujours avoir. Pendant quelques temps, quand nous passions près d’une grille à laquelle le propriétaire avait apposé le panneau « À VENDRE », Ornella et moi nous nous taquinions mutuellement avec réponses du tac au tac, chacun de nous renchérissant : 150 000, 200 000, 250 000, 300 000, euros bien entendu, correspondant à ce que les propriétaires nous avaient demandé pour la vente de la maison. À présent, nous ne faisons même plus attention aux panneaux et nous poursuivons notre promenade en parlant d’autre chose. En réalité, même si cela est indépendant de notre volonté, nous sommes pleinement conscients que dans nos promenades se perpétue un rite antique qui transfigure le paysage, me le restitue dans une forme familière qui se superpose à la laideur répandue par les hommes sur cette campagne – j’en profite pour dénoncer celui qui a parsemé de pneus la route de Sirgole, de la chapelle à la périphérie de Collepasso, ils gisent là depuis des années et personne ne se soucie de les éliminer. J’imagine mon père, jeune homme parmi les arbres et les maisons ou sur le chemin vicinal poussiéreux en compagnie de ses amis ; ou bien ma mère à seize ans épiant derrière un muret quelqu’un qui arrive de la ville. Pour moi aussi le paysage de la campagne salentine devient la transfiguration d’un monde que je n’ai pas eu le temps de connaître, le monde paysan d’autrefois, déclinant et moribond dont les transformations n’étaient autres que les différents stades d’une lente et progressive décomposition, sur laquelle, il y a trente ans, se greffaient, pour lui redonner vie subrepticement, les rêveries de mon père et de ma mère, leurs désirs de lieux où il ne leur a pas été permis de vivre et que, bon gré mal gré, ils avaient quittés pour y revenir de temps à autre et par pur agrément ; comme se greffent aujourd’hui mes rêveries – que ce soit regret ou simple nostalgie, peu importe – sur un paysage dévasté par la spéculation immobilière et par les ordures que les hommes peinent à éliminer, et qui ne parvient même pas à conserver le souvenir d’histoires comme celles-ci.
Quand Ornella s’inquiète pour son père, qui dispose d’un téléphone portable, mais l’oublie toujours quelque part et ne s’en sert pas, elle me demande de l’accompagner à Sirgole. Nous montons alors en voiture et nous le rejoignons dans son jardin. Pour arroser les semis, il remonte encore le seau du puits, plein d’une eau très fraîche mais non potable à cause des bactéries fécales et il se fâche si je cherche à l’aider, quitte à se plaindre le soir d’avoir mal au dos. Je regarde autour de moi et il me semble voir mes parents, avec deux gamins à l’arrière de la Fiat 500L un dimanche après-midi se diriger vers les lieux du souvenir, emplis de rêveries, mais également d’une ferme détermination : ils avaient bien d’autres choses en tête que le désir d’une maison à la campagne, ils devaient en construire une en ville.
Ainsi, quand de retour en ville une fois la nuit tombée je me couche, je ferme les yeux et me mets à écouter le vent souffler et bruire parmi les arbres du jardin. Ce sont des arbres élancés, d’un bel effet, des arbres dignes d’un parc, qui recréent en ville l’atmosphère d’une maison à la campagne, c’est pourquoi je suis reconnaissant à mon voisin de les avoir plantés. Je me dis que le vent, selon la direction d’où il souffle, vient de l’un des hameaux des alentours, lu Vita, lu Pindaru, le Vore, li Paduli, li Chiani, l’Antisani, Santa Venerdia, et qu’il en porte la voix rassurante. Il porte les histoires que j’ai racontées, celles qui concernent mes proches, d’autres aussi, allez savoir combien, de toutes les personnes qui ont fréquenté ces lieux en des temps différents, des histoires entremêlées et connectées entre elles, et il se peut qu’en cette inextricable unité, qui mérite toujours de nouveaux récits, réside le charme de la campagne où elles ont pris naissance. Qu’elles viennent de là et y retournent toujours comme dans leur demeure, j’en suis sûr – et c’est là que je retournerai pour les retrouver – comme je suis sûr que mes promenades d’aujourd’hui n’ont d’autre motivation que celle d’entendre leur voix et finalement d’en faire un récit.
(2014/2018)
(Traduzione di Annie e Walter Gamet)