di Gianluca Virgilio
Sous le soleil de juillet, déjà implacable à neuf heures du matin, je me laissais porter par mon scooter, errant en ville d’une rue à l’autre, quand soudain j’ai été atteint par un bruit intense d’excavatrice, perceptible à travers mon casque. J’ai suivi le son du martèlement qui m’a conduit devant un spectacle de ruines : soixante-trois ans après son inauguration, on détruisait le Teatro Tartaro. Quelques désoeuvrés et retraités étaient là, appuyés aux barrières qui interdisaient la circulation des voitures dans la rue où s’effectuaient les travaux de démolition du théâtre de Galatina.
Les propriétaires avaient donc fini par se décider à éliminer cette ruine devenue inutile depuis de nombreuses années ! J’ai arrêté le scooter. J’ai vu tomber un plâtras avec sa ferraille à demi-rouillée, une poutre qui opposait une forte résistance arrachée par une habile manoeuvre du conducteur d’engin, et la poussière s’élever des décombres, j’ai vu l’excavatrice se déplacer sur la pente du tas de débris de façon à mieux se positionner en fonction d’une nouvelle phase des travaux. Les gens allaient et venaient le long du passage laissé libre, à distance réglementaire des travaux en cours, jetant un regard distrait sur la chute des blocs de tuf mis en pièces par le marteau-piqueur de l’excavatrice.
La nouvelle construction, paraît-il, contiendra aussi une salle de cinéma, petite et confortable, pas comme la précédente où, à la fin du film, on avait mal au derrière à cause de ses sièges de bois trop durs.
Quand mon père évoquait le souvenir de la soirée d’inauguration du Teatro Tartaro – cela devait s’être passé en 1930, comme l’indique l’inscription sur la façade – il avait coutume de répéter : « c’était une bonbonnière que toutes les localités voisines nous enviaient, avec trois rangs de loges et un dispositif permettant d’incliner le sol ou de le mettre à l’horizontale quand on dansait ». Il me semble le voir, âgé de neuf ans et tenant la main de ses parents, franchir le seuil du Théâtre, inondé des lumières du foyer, abasourdi par ce monde fantastique qui, pour la première fois, se présentait à sa vue comme une sphère de cristal. Et comme à neuf ans il était tout petit et frêle, dans un souci d’économie familiale, on s’avisa aussi de ne pas faire de réservation pour lui, vu qu’il pouvait très bien s’asseoir sur les genoux d’un de ses parents et de là voir le spectacle. Un affront inoubliable, inséparable du souvenir de cette soirée merveilleuse ! Pour l’inauguration on donnait la Tosca ou Madame Butterfly ou un autre opéra, il ne s’en souvient plus.
Quelques curés, paraît-il, avaient fait la grimace et s’étaient démenés comme de beaux diables pour empêcher la construction du Théâtre. Un théâtre, ce n’est pas une chapelle, dès lors les mauvaises langues de sacristie s’étaient déchaînées. On racontait que l’argent pour la construction du Théâtre provenait du butin de guerre de quelque ancêtre des propriétaires, l’argent, l’excrément du diable ! On en dit tant et plus, mais rien n’y fit : le Théâtre fut construit et aussi inauguré, avec une grande participation populaire.
J’aime entendre raconter les spectacles de revues, de variétés, les concerts d’opéra et les bals, les fêtes de fin d’année et de carnaval où les différentes classes sociales de la ville se retrouvaient dans une forme commune de divertissement qui n’existe plus aujourd’hui. J’aime entendre ce qu’on raconte sur tel bon fils de famille accroché au jupon d’une chanteuse de cabaret, d’une petite actrice de province qui faisait tourner la tête de riches paysans inexpérimentés, morts ruinés après avoir dépensé des fortunes entières en cadeaux somptueux. Dans ces récits, il y a toujours un noble réduit à la misère ou un riche laissé sur le carreau, bref une histoire de décadence qui tourne autour du Théâtre. Alors les curés n’avaient-ils pas quelque peu raison de mettre les paysans en garde contre la fréquentation du théâtre ?
Puis, dans les années cinquante, transformation du Théâtre en Cinéma : que de générations rêvant, les yeux ouverts, dans l’obscurité de la salle enfumée, depuis les films américains de téléphones blancs jusqu’aux westerns des années soixante et aux comédies à l’italienne des années soixante-dix et quatre-vingts. Mon père m’y emmenait voir Ulysse (il me mit la main devant les yeux pour m’empêcher de voir Polyphème manger les compagnons du héros grec), Hercule, les westerns à l’italienne, non sans s’être d’abord longuement arrêté à parler avec lu Ninu, Giovanni Tartaro, le fondateur du Théâtre ; on se disait beaucoup de choses, assis près de la billetterie. Par la suite j’y suis allé avec mes amis et camarades d’école. Et comment oublier Laura Antonelli, Ornella Muti, Edwige Fenech et toutes les autres belles nanas du même genre, qu’on ne pouvait voir qu’après avoir prouvé à Adèle – la caissière – qu’on était assez grands pour certaines choses : il suffisait de se hausser sur les talons et de se laisser pousser le duvet sur les joues.
Maintenant que les murs étaient cassés, les fers qui les soutenaient arrachés, tandis qu’un ouvrier empêchait avec un jet d’eau la poussière de se soulever tout autour, de nombreux fragments de nos histoires passées volaient en éclats.
Et soudain, alors que je restais là, raide comme un piquet, à regarder les travaux de démolition de la vieille ruine, regrettant le temps passé, cherchant à me faire une raison de ce massacre, voilà que, d’entre les tas de gravats prêts à être chargés sur les camions et transportés ailleurs, d’un mouvement brusque et inattendu, deux rats surgirent, gros comme des chats, et s’enfuirent de ce lieu devenu inhabitable pour eux. Je ne vous raconterai pas avec quelle dextérité deux hommes du chantier se lancèrent aussitôt à leur poursuite avec pelle et pioche, ni comment le petit groupe de désoeuvrés suivit l’événement, encourageant les deux démolisseurs qui jouaient désormais le rôle de héros de la civilisation. Ces ouvriers pouvaient les laisser s’enfuir, ces rats, que leur importait ? Mais non, il fallait les frapper et les étriper sur place, pour que s’accomplît le rituel de re-fondation. Ainsi fut fait.
On ne sauvera, dit-on, que la façade, restructurée comme il se doit. Un ensemble de nouveaux espaces – boutiques, pub, salle de cinéma – conservera une marque d’ancienneté. L’homme nouveau fréquentera des salles ultramodernes, dotées de tout le confort et de toutes les avancées technologiques, derrière une façade qui garde le goût des temps anciens.
Mais pourquoi se lamenter ? Accepterions-nous de laisser nos ruines debout aussi longtemps que le veut la nature, accepterions-nous de construire toujours de plus en plus loin sans jamais rien restaurer ? Supporterions-nous de voir nos villes s’étendre autour de ruines de plus en plus nombreuses ? Non, mieux vaut restaurer le passé, l’absorber morceau par morceau, mieux vaut restaurer les centres historiques plutôt que les laisser déchoir au rang d’inutiles tas de pierres irrécupérables, mieux vaut passer un quart d’heure à lire une élégie sur la disparition d’un théâtre, qu’avoir éternellement sous les yeux une lente destruction.
J’ai remis le scooter en route et me suis dirigé vers le kiosque pour acheter le journal. Pas un seul n’allait mentionner la disparition d’un théâtre de province. Il faut qu’un incendie détruise la Fenice ou le Petruzzelli pour qu’on en parle dans la presse nationale. Mais ce n’est pas forcément un mal que le Teatro Tartaro quitte la scène avec une certaine discrétion après avoir joué son rôle et qu’on n’en fasse pas de vaines spéculations médiatiques.
Le soleil déjà haut dans le ciel implacable de la matinée devenait de plus en plus insupportable, et il était peut-être opportun de lire le journal à la maison. Oui, c’était justement l’heure de rentrer. J’allais repasser dans la rue où se trouve le Théâtre et jeter un dernier regard aux travaux de démolition de la pelleteuse. Avec le temps, tout s’oublierait.
(2005/2013)
(Traduzione di Annie et Walter Gamet)