di Gianluca Virgilio
Une brève anecdote que mon père m’a souvent racontée quand nous longions le Canal de l’Asso, a pour protagoniste un frère de mon grand-père paternel Pietro ; il se prénommait Antonio et mourut jeune, avant la Grande Guerre, en tombant d’un arbre. D’ailleurs, d’après mon père, les deux causes récurrentes de mortalité dans le monde paysan sont la chute d’un arbre et le coup de sabot d’un cheval. Il ne reste rien de la tombe d’Antonio, car dans les années qui ont immédiatement suivi sa mort, on inaugura un nouveau cimetière où seules les dépouilles des riches furent transférées. Si l’on manquait d’argent pour le transfert de ses propres morts, on devait les laisser dans l’ancien cimetière, là où, des années soixante à une période récente, s’est trouvé un chenil communal délabré, jusqu’à ce que les mauvais traitements infligés aux animaux soulèvent les protestations de leurs défenseurs et qu’on en construise un nouveau. Pour revenir à l’anecdote, le jeune Antonio avait coutume de dire qu’il ne se marierait jamais avant de disposer de je ne sais combien d’ares de terre. Il ne s’est jamais marié, non pas, semble-t-il, que son ambition fût excessive, mais parce qu’il mourut avant de l’avoir réalisée par son propre travail. Mon père ne garde en mémoire aucun autre souvenir de lui.
Les récits sont de nature très diverse et nul ne saurait donner d’explication suffisante à la perpétuation du souvenir de ce fait – le mariage manqué d’Antonio – alors que d’autres faits ne laissent absolument aucune trace. Dans le cas d’Antonio, le récit ressemble presque au résumé de sa vie et de sa mort prématurée.
Il ne faut pas croire que, papa et moi, durant nos promenades, nous ne parlions que d’anecdotes familiales. L’anecdote est toujours un récit dû au hasard, elle éclot comme une belle fleur dans une forêt de propos banals. La politique, par exemple, alimente substantiellement la conversation, la politique qui échauffe les esprits, surtout celui de mon père, et détourne de la contemplation du paysage campagnard. Quelque paysan, en levant les yeux de son travail, a bien dû voir, et pas qu’une fois, deux messieurs d’âge différent comme nous le sommes passer lentement en auto devant sa ferme, gesticulant avec animation tout en discutant Dieu sait de quel sujet avec l’air de se disputer. En réalité, nos discussions sont toujours restées dans les limites de la courtoisie et du respect mutuel, même s’il a pu m’arriver d’aller un peu au-delà, au point de provoquer le ressentiment de mon père. Une fois, par exemple, au cours de l’une de ces discussions politiques, j’ai soutenu que, même s’il avait longtemps voté pour l’ex-PCI dont aujourd’hui encore il regrette la disparition, il était fasciste. Je me rappelle qu’en s’entendant traiter de fasciste, mon père, curieusement, s’était montré ouvert à la discussion, comme quelqu’un qui attend patiemment, après une accusation infamante, d’en connaître les raisons. J’avançai comme arguments que son ton impérieux n’admettant pas la réplique et son incapacité à écouter les raisons de l’autre étaient bel et bien typiques du fasciste, et que du reste étant né en 1921, il avait vécu et avait été éduqué en plein régime fasciste et avait donc assimilé l’esprit fasciste comme partie intégrante de sa culture et de sa façon d’être. À ce stade, il n’y eut plus de campagne, ni de Canal de l’Asso, ni de souvenirs de jeunesse pour retenir le regard de mon père et distraire son esprit. Il devint cramoisi, à tel point que moi, face à papa qui devait alors avoir plus de soixante-dix ans, je craignis pour sa santé et je me jurai en mon for intérieur de ne jamais plus revenir sur un tel sujet. Heureusement, tout se passa bien et j’en fus quitte pour un réquisitoire contre l’entière génération des jeunes qui ignorent tout de l’histoire, contre le révisionnisme, De Felice etc., etc.
En fait, au fil du temps, il m’a fallu changer profondément ma relation avec mon père. L’expérience m’a appris la déraison de certains reproches qu’un fils ne manque pas d’adresser à son propre père. Le conflit père-fils fait partie de la relation naturelle entre générations différentes, et le perdant est toujours le fils, même si dans un premier temps il se sent plus fort que celui qui est au déclin de sa vie. Ce qui se passe en réalité, c’est qu’au moment où se forge sa conscience d’adulte, le fils voit s’évanouir jour après jour sa condition de fils, il finit par se retrouver père d’enfants à lui, ce qui le conduit à se solidariser avec son propre père. Ce dernier d’autre part, devenu grand-père, considère forcément les faits de la vie avec une certaine indulgence. Ainsi, les différentes générations, réconciliées, se donnent la main et parcourent un petit bout de chemin ensemble en se tenant compagnie. Voilà peut-être ce qu’ont signifié nos promenades, même quand elles ont été perturbées pendant quelques minutes par une discussion trop enflammée.
Mais déjà nous étions à la villa Greco, justement sur le bord du Canal de l’Asso, et là, passant auprès de son muret, mon père ne pouvait manquer d’évoquer les haltes à l’ombre des roseaux, les causeries entre amis, bref le bon vieux temps ; et déjà c’était la route du retour, vers la maison où ma mère avait dressé la table pour le déjeuner dominical.
(2002/2014)
(Traduzione di Annie et Walter Gamet)