di Gianluca Virgilio
Direction les Padùli
Au fil du temps, ayant probablement acquis la conviction que je conduisais bien, mon père autorisa alors une excursion à la campagne par les routes non encore asphaltées qui menaient aux vignes et aux oliviers bien alignés. Là, on était sûr de ne pas rencontrer d’agent de la police nationale ni municipale. À présent, ces routes ont été asphaltées, mais elles sont toujours dégradées et sales car empruntées par de gros engins utilitaires, tracteurs, moissonneuses-batteuses, remorques suivant les saisons, ainsi que par les propriétaires des maisons de campagne. À cette époque, elles étaient à peine carrossables, il fallait rouler au pas en veillant à éviter les trous profonds qui s’ouvraient, nombreux, sur la route non revêtue et pleine de pierres. Je ne vous dis pas l’état de ces routes dans la période des pluies ! C’était un plaisir de slalomer entre les flaques de boue, surtout avec un cyclomoteur ou un scooter, comme je l’ai fait quelquefois en compagnie d’une de mes camarades de classe quand il nous arrivait de sécher les cours.
La campagne autour de Galatina est très variée, comme est varié l’usage qu’on en fait. Oliviers et vignes, ai-je dit, mais aussi des champs de tabac dont la plante atteint une hauteur de deux mètres en été, au printemps les parcelles de blé, d’orge et de maïs, puis en automne les légumes, les chicorées, les fenouils, les navets et les choux que l’on retrouve chaque jour sur les tables des citadins. Villas, villette, villule, villini et villoni, villas doubles, villas champêtres etc., etc. pour le dire à la manière de Gadda originaire de la Brianza, disséminées ça et là, une myriade de constructions sous un pin parasol ou à l’ombre estivale d’un palmier ou plus simplement sous les frondaisons de deux plaqueminiers, arbres auxquels est dévolue aussi une fonction ornementale et que tout bon père de famille prend soin de planter devant la maison : ce sont les résidences secondaires de la petite et moyenne bourgeoisie citadine dont on reconnaît le statut à l’architecture plus ou moins recherchée, changeant au fil du temps et au gré des styles. Les demeures des premières années du siècle passé, de plain-pied, avec leurs nombreuses pièces donnant sur les quatre côtés, leurs corniches à losanges et triangles, surmontées d’une balustrade à colonnettes, trahissent dès le premier coup d’œil l’envie de retrouver à la campagne le même confort que celui dont on disposait en ville. On en voit ça et là, quelques-unes abandonnées et désormais en ruine, noircies par le temps et l’humidité, d’autres, en revanche, récemment restaurées, rendues à une nouvelle vie. La demeure de Vito Vallone, le maire de Galatina à l’époque de Giolitti, puis du fascisme, à présent entourée d’un mur de tuf qui la dérobe en partie aux regards et en défigure l’aspect, la demeure des Sciuga, celle des Vantaggiato, la demeure des Stasi et des Dolce et tant d’autres. Et puisque chaque époque a laissé son empreinte, quelques appartements des années soixante-dix heurtent le regard, posés comme des boîtes sur de minces colonnes tracées à l’équerre par la main d’un géomètre fou ! Enfin de part en part, dans le lointain, des îlots d’un vert plus intense : ce sont les villas les plus riches, entourées de leur parc de pins, d’eucalyptus et de chênes vélanis qui parsèment toute la campagne des taches de leurs frondaisons. Le soir, ces bosquets se découpent sur le ciel que sillonnent les pies en quête d’un abri pour la nuit.
En réalité, ce que je décris là, ce n’est pas la campagne en général autour de Galatina, mais une de ses parties précises. Aller à la campagne avec mon père, ce n’est pas s’éloigner du centre urbain en prenant n’importe quelle direction (et ici la campagne est toujours au coin de la rue, au bout de chaque rue) ; c’est prendre la direction des Padùli, la contrée décrite ci-dessus, et en définitive remonter le temps en sa compagnie, vers son enfance, son adolescence et sa prime jeunesse, dans cette campagne où il passait les étés. Je dois dire qu’à la longue, sa demande réitérée de se rendre toujours au même endroit a fait l’objet de plaisanteries de ma part, comme cela est naturel en face de quelqu’un qui s’obstine à montrer une de ses faiblesses – et l’attachement à sa propre jeunesse en est une, car il signifie que, malgré les années, on n’a pas renoncé aux mythes de cet âge -, mais j’ai beau lui en avoir fait plusieurs fois la remarque, cela ne l’a jamais dissuadé d’identifier les Padùli à la campagne galatinaise et de me demander d’en reparcourir les routes, alors qu’on aurait pu visiter avec plaisir au moins quatre ou cinq autres endroits.
Les Padùli
Les Padùli sont un vaste territoire rural, de forme allongée, qui s’étend à peu près entre les communes de Collepasso, Sogliano Cavour, Cutrofiano, Aradeo et Noha, une localité rattachée à Galatina. Il est traversé par la route provinciale Noha-Collepasso qui, presque à mi-chemin, croise celle de Cutrofiano-Aradeo. Ce sont les axes principaux ; il y en a aussi beaucoup d’autres qui quadrillent cette campagne et desservent toutes les propriétés. Dans cette zone de peuplement ancien, le paysage rural a subi de très nombreuses transformations agraires et de ce fait présente une grande variété de cultures et de petites et moyennes parcelles agricoles. Il manque – et c’est une grande chance ! – le latifundium, si visible encore de nos jours dans d’autres parties du Salento. Le latifondium se reconnaît à la présence de la monoculture qui efface toute variété du paysage dans la torpeur d’interminables forêts d’oliviers, au point que je ne comprends vraiment pas comment les poètes peuvent les célébrer dans leurs vers sans s’endormir. Mais ici, depuis très longtemps déjà, la petite et moyenne bourgeoisie citadine a démantelé le latifundium et petit à petit elle se l’est approprié, faisant de ce territoire une des plus belles campagnes d’Italie.
Les maisons les plus anciennes, celles qui remontent au XVIIIe siècle, sont reconnaissables au fait qu’elles tournent le dos à la route, comme si leurs propriétaires avaient craint l’arrivée des brigands d’un moment à l’autre. La façade de ces habitations, villas à deux niveaux – au rez-de-chaussée les entrepôts, les granges, les pressoirs, réservoirs et citernes, à l’étage l’habitation du propriétaire – s’ouvre sur les vastes espaces des cultures céréalières et maraîchères. Un hortus conclusus ou, pour ne pas sortir du latin, un pomarium, la plupart du temps planté d’agrumes, ceint d’un mur pourvu des habituels tessons de bouteilles, sépare la maison des terres arables ou des vignes. L’olivier semble reculer de plus en plus loin, au sud, vers les terres de Casarano. Le plus frappant, c’est que la façade de ces maisons de maître ne donne pas sur la route, mais sur les champs. L’architecte qui pensa à cette solution répondait probablement à une demande précise du propriétaire qui entendait mieux surveiller l’activité des journaliers au travail dans les champs. De nos jours, le propriétaire cache la villa derrière un grand mur le long duquel court habituellement une haie de pins ou de buis, signe que les riches craignent toujours les incursions des brigands et ne se sentent jamais en sécurité. Au fond, Søren Kierkegaard n’a pas tout à fait tort quand il écrit : « C’est un fait extrêmement déplorable et démoralisant qu’entre les voleurs et les élites se trouve un point d’accord : vivre en se cachant ! ». En outre, là où les riches élèvent un haut mur d’enceinte pour enclore leur propriété, ou bien une haute haie pour échapper à la vue des passants, voilà la campagne ruinée, détruite par un corps étranger qui en défigure la beauté. Le petit propriétaire lui aussi, dans sa manie de s’affirmer comme possédant, contribue à la ruine de cette campagne : on ne peut s’empêcher de penser, à la vue d’une exploitation agricole d’un demi-hectare toute enclose de fil de fer, que l’homme ressemble parfois à l’oiseau habitué à vivre en cage, qui, une fois libéré, meurt de sa liberté même. Ne pourrait-on se contenter d’un muret constitué au plus de trois assises de pierre pour signaler l’entrée de sa propre ferme, et de quelques bornes ou d’une colonne pour en marquer les limites ? Il serait bon de se représenter la campagne au moins comme un cadre de vie ouvert où la vue peut porter jusqu’à l’horizon ; et qu’importe si l’on n’est pas propriétaire de ces lieux lointains où le regard se pose !
Pendant de nombreuses années, le but de nos promenades a été les Padùli. À vrai dire, en suivant les routes qui y mènent, on traverse de très nombreux lieux aux noms fort étranges : Le Giuse, La Cavallerizza, Lu Lardu, Sirgole, ce sont des toponymes du dialecte qui disparaissent au fil du temps et dont beaucoup de jeunes ont perdu le souvenir. Moi, je les ai appris de mon père lors de nos coutumières et innombrables promenades à la campagne. En passant devant telle maison ou telle ferme, à droite comme à gauche, il est capable de dire avec précision le nom de tous les propriétaires, ayant même enregistré les transmissions de propriétés au cours de deux, trois générations. S’il garde en mémoire les détails les plus variés, c’est qu’il aime cette campagne, où il a passé beaucoup de temps de sa vie, surtout l’été ; et puis il a quatre-vingt-un ans, un âge qui lui permet de se souvenir de ce que contiennent les archives notariales. Mais si mon père n’avait pas répété pour lui-même et pour d’autres ses propres souvenirs, il ne pourrait pas en parler à présent, parce qu’il ne se les rappellerait plus. C’est peut-être cela aimer une terre, en parler et en reparler, répéter de mémoire tout ce qui a déjà été dit mille fois. Cette répétition de récits est le fruit de l’amour le plus pur, car privé de tout élément volontaire et intentionnel. Raconter ainsi, par itération, signifie qu’il n’est d’autre but à atteindre que celui d’exprimer son propre attachement à la terre, sa propre appartenance à cette terre, c’est tout.
(Traduzione di Annie e Walter Gamet)
(2002/2014)