di Gianluca Virgilio
« …mon Dieu, à quel point ce métier nous rapproche de notre propre enfance, à quel point, il n’est même pas possible de dire à quel point ». Marco Rossi Doria, Di mestiere faccio il maestro (Mon métier : maître d’école), l’Ancora del Mediterraneo, Naples, 1999, seconde édition 2002, p. 118.
Introduction
En premier lieu, je voudrais délimiter le champ de la recherche de façon à éviter de nous écarter du sujet et à mieux centrer notre travail. Nous allons parler de l’enfance, plus particulièrement de celle des filles et garçons de six à dix ans environ, l’âge de vos élèves, mais sans jamais perdre de vue que celle-ci n’est qu’une phase d’un âge plus long de la vie, que nous pourrions appeler l’âge de l’apprentissage et de l’étude, qui va des premières années de vie d’un enfant jusqu’à l’obtention du diplôme universitaire ou l’entrée du jeune dans le monde du travail. Aujourd’hui, à vrai dire, dans une société en rapide mouvement, où tout change du jour au lendemain, on fait coïncider l’âge de l’apprentissage et de l’étude avec la vie entière et ceci explique peut-être que nous nous trouvions ici à parler de notre travail et du soin que nous réservons à notre formation intellectuelle et à celle de nos élèves.
Je considère donc l’apprentissage et l’étude comme le plus petit dénominateur commun des différents niveaux scolaires, de l’école maternelle à l’école primaire pour passer ensuite à l’école secondaire de premier et second cycle et finir par l’université. Je ne m’occuperai pas de chacun des niveaux en particulier, sinon incidemment, avant tout parce que je ne suis pas spécialiste en la matière, et puis parce que notre réflexion ne sera pas centrée sur les différents niveaux scolaires mais sur l’être humain, considéré dans son développement affectif et culturel au sein du système éducatif italien. Et si, pour finir, des considérations relatives à la société où se situe l’école nous amènent à nous écarter des limites fixées, cela sera dû à la nécessité d’élargir le cadre pour mieux comprendre ce qui se sera dit dans une logique qui n’est jamais seulement scolaire mais culturelle et sociale en général.
J’aimerais, durant notre parcours, que vous et moi ne cessions de nous attacher à cette disposition particulière de l’âme qui, grâce à la remémoration, nous donne la possibilité de revivre notre enfance et notre jeunesse, avec les beaux souvenirs qu’elle nous a laissés, mais aussi avec les traumatismes que chacun de nous au fil des années est péniblement parvenu à surmonter ou qu’il a refoulés. Par conséquent, je ne vais pas faire appel à votre savoir de spécialistes, mais à vos émotions enfouies, que je voudrais voir ressurgir, sans fausse pudeur, dans la perspective de mieux comprendre celui qui chaque jour dans une salle de classe se trouve face à nous : notre élève. Personnellement, pendant mon travail, je m’efforce de ne pas oublier que j’ai devant moi cet autre moi-même que j’étais il y a trente-cinq ans, et seule la précision de ce souvenir me permet de régler mon comportement à l’égard des jeunes.
La psychanalyse freudienne conseille aux psychanalystes de se soumettre à une auto-analyse minutieuse afin de se libérer de tout complexe susceptible d’empêcher une relation correcte et efficace avec le patient. Eh bien, de la même façon, nous-mêmes enseignants, nous devrions nous soumettre à un travail de remémoration qui nous fasse revivre nos états d’âme d’enfants. Seule cette opération d’auto-analyse nous permettrait de comprendre vraiment l’enfant en tant que tel, c’est-à-dire de voir le monde avec les yeux d’un enfant tout en restant pleinement conscients de notre état d’adultes. À ce propos, en ouverture de nos travaux, je voudrais citer Søren Kierkegaard :
« Il est facile d’être enfant, d’être jeune, quand on l’est en son temps ; mais la seconde fois : voilà le décisif. Redevenir enfant, compter pour rien, dépouiller tout égoïsme ; redevenir jeune, malgré la sagesse du monde fruit de l’expérience, et dédaigner d’agir suivant cette sagesse, vouloir être jeune, vouloir garder l’enthousiasme de la jeunesse intacte en toute sa spontanéité, vouloir le maintenir jusqu’au bout de la lutte, éprouvant plus d’angoisse et de honte à marchander et, ce qui est la même chose, à acquérir des avantages terrestres, qu’une jeune fille n’en éprouve devant une indécence : voilà quelle est la tâche ».1
En effet, il n’est absolument pas facile d’être enfant ou jeune pour la seconde fois. À dire vrai, il n’est pas facile non plus d’être enfant et jeune pour la première fois. L’enfant et le jeune se retrouvent à vivre dans un monde où mille sollicitations diverses leur indiquent le comportement correct à adopter, sous peine de se heurter au monde, avec la peur constante d’avoir le dessous et de périr. Mais Kierkegaard s’étend moins sur ce sujet que sur le fait d’être enfant et jeune pour la seconde fois. Un de ses paradoxes nous met face à la condition nécessaire et suffisante de toute relation authentique avec la vie : être enfant et jeune pour la seconde fois. Il faut que notre volonté soit déterminée, sûre d’elle, il faut vouloir ce retour à l’enfance et à la jeunesse, âge de l’intégrité, de la spontanéité, mais aussi de la timidité et de l’angoisse. Le monde des adultes demande à l’enfant bien autre chose qu’intégrité et spontanéité, il demande la compromission, la simulation et la dissimulation, et l’enfant, en lui opposant de la résistance pour le simple fait qu’il ne comprend pas la cause de toutes ces perturbations dans la vie, ne peut qu’éprouver de la honte et une crainte affreuse des reproches que le monde des adultes fait pleuvoir sur lui à la moindre occasion, à chacune de ses plus petites fautes. L’angoisse de l’enfant est tout entière dans son opposition et sa résistance, auxquelles avec le temps il finit par renoncer jusqu’à devenir un adulte tel que nous le sommes. Mais maintenant que nous savons tout cela, abandonnons pour une fois tout savoir de spécialiste pour nous mettre à l’écoute de nous-mêmes.
Le temps du suicide
Beaucoup d’enfants, pour n’avoir jamais su résoudre ni surmonter cette très forte opposition au monde, ne deviendront jamais ni jeunes ni adultes. Thomas Bernhard a raison d’affirmer :
« Le temps de l’apprentissage et de l’étude est en premier lieu un temps de réflexion sur le suicide, et, seul celui qui a tout oublié peut dire que cela n’est pas vrai »2.
Il est probable que nous tous avons oublié cet âge tourmenté qu’a été notre enfance et notre jeunesse. Devenus adultes, nous ne voulons ou ne pouvons plus nous rappeler les jours de notre apprentissage, quand la dureté de la vie nous faisait désespérer de toute possibilité de vivre comme nous l’aurions voulu – il va de soi que nous n’aurions su dire comment nous voulions vivre, parce que nous n’avions même pas eu le temps d’y penser -. Nous avons subi le principe de réalité et sacrifié le principe de plaisir, désirant mourir, et de cette façon, nous avons appris des milliers de notions qui ont appesanti notre bagage culturel, nous faisant perdre la légèreté de notre premier âge et nous en ôtant même le regret.
Giacomo Leopardi, dans le Zibaldone, 3078-3079, développe un système de pensée sur l’enfance et la jeunesse, dont il convient encore de nos jours d’écouter l’écho :
« Le plus heureux et le plus bel âge de l’homme, le seul qui pourrait être heureux de nos jours, l’enfance, est tourmenté de mille manières, endure les mille angoisses, craintes et épreuves de l’éducation et de l’instruction. Et l’adulte, pour livré qu’il soit à la détresse que lui inspirent la connaissance du vrai, la désillusion, l’ennui de la vie, l’assoupissement de l’imagination, n’accepterait pour rien au monde de redevenir un enfant et de retrouver les souffrances qu’il a déjà endurées à cet âge. Pourquoi tourmenter [3079] et rendre si malheureuse cette pauvre enfance où le malheur semble presqu’impossible à concevoir ? Pour que l’individu se cultive, se civilise et gagne en perfection ? Belle perfection, certes exigée par la nature humaine, que celle qui suppose nécessairement le plus grand désespoir à cet âge que la nature a manifestement conçu pour être le plus heureux de notre vie. Je repose la question : pourquoi rend-on l’enfance si malheureuse ? Et je répondrai plus précisément : pour que l’homme acquière au prix d’un tel malheur ce qui le rendra malheureux toute sa vie, c’est-à-dire la connaissance de soi et des choses, pour qu’il adopte des opinions, des moeurs et des habitudes contraires à la nature, excluant par là même toute possibilité de bonheur ; pour que l’on achète et que l’on provoque le malheur de tous les autres âges avec celui de l’enfance ; ou plus exactement, pour que l’homme perde avec le bonheur de l’enfance celui que la nature avait réservé à tous les autres âges et qu’autrement il eût effectivement goûté (1er août 1823) ».3
Selon Leopardi, donc, les hommes eux-mêmes sont la cause de leur propre mal, s’acharnant sur l’enfance de mille manières jusqu’à faire de l’âge heureux qu’elle pourrait être, un âge de tourment, de souffrance, de malheur, au point d’ôter à l’homme adulte le désir de « redevenir enfant ». Et, le pire, c’est qu’ils agissent ainsi avec le projet de planifier leur propre malheur à venir, comme s’ils avaient besoin d’un terrain d’exercices, l’enfance justement, pour s’entraîner à supporter le malheur de la vie restante.
Or, que l’enfance et la prime jeunesse soient un âge difficile et désespéré, nous l’avons oublié et, qui plus est, nous confions nos enfants à un système éducatif dont nous-mêmes avons été victimes, alimentant ainsi sa perversion, tandis qu’eux grandissent saisis de mille craintes et méditant le suicide4. Non seulement nous avons oublié et préférons être optimistes ; mais nous ne cherchons même pas à donner une signification aux statistiques qui d’une manière aseptisée parlent d’une chose terrifiante, à savoir que dans la tranche d’âge des quinze/vingt-cinq ans le suicide est la première cause de décès.
Alors, s’il est vrai que le suicide n’arrive pas à l’improviste, sur un simple coup de tête, mais préparé par une longue série de causes principales et secondaires et par des épisodes et situations de la vie qui ont infligé à l’individu des blessures psychiques inguérissables, que s’est-il donc passé de si terrible dans l’âge précédent, dans la petite enfance et l’enfance, au point de préparer un tel massacre d’innocents ?
Les données statistiques que j’ai citées pourraient donner lieu à l’objection que le suicide n’existe pas chez les plus petits, ce qui nous conduirait à nous représenter, selon un stéréotype suranné, l’âge de l’enfance comme celui du bonheur paradisiaque. Nous ferions totalement fausse route. Chez l’enfant, en fait, est présente de façon souvent répétée et obsessionnelle la pulsion suicidaire, ou bien une volonté d’annihiler le sentiment de sa propre existence, qu’il ne saurait mettre en acte à cause de l’inexpérience de l’âge, ni ne le pourrait à cause du très grand contrôle parental, qui ne se relâche que dans les années de l’adolescence, quand le nombre des suicides s’élève de manière vertigineuse. Mais cette pulsion de mort volontaire des plus petits apparaît dans de nombreux cas particuliers qui sont considérés par l’adulte comme des « accidents ». À ce propos, Israël Orbach affirme :
« Pour de nombreuses raisons, la plupart incompréhensibles, les adultes préfèrent croire que les enfants ne se suicident pas…Une des difficultés à admettre le suicide infantile vient du fait que les tentatives sont facilement interprétées comme des accidents… ».5
En réalité, on comprend bien la raison pour laquelle les adultes n’admettent ni ne reconnaissent le suicide des enfants. Notre culture a élaboré une image stéréotypée de l’enfant, le représentant comme un ange incapable de faire le mal, à plus forte raison contre lui-même ; c’est pourquoi on a peine à croire que celui-ci, dans des circonstances déterminées particulièrement pénibles, comme celles que décrit Bernhard dans l’oeuvre où nous avons emprunté le titre de cet exposé, puisse vouloir et rechercher sa propre fin. En outre, pour la sauvegarde de notre tranquillité, nous ne pensons pas à ces vilaines choses, nous les nions, de cette façon nous nous gardons d’avoir l’esprit occupé par des problématiques qui nous contraindraient à remettre en question tout le système de l’instruction, et plus encore. Ainsi, nous préférons ne pas y penser et oublier, comme l’écrit Bernhard.
Voilà pourquoi je soutenais au début qu’il fallait faire l’effort de se souvenir. Et si les souvenirs sont estompés par le temps et que la mémoire n’est plus fiable, alors il faut au moins chercher à comprendre ce qui est en jeu dans la relation entre maître et élève, entre l’enfant ou le jeune et l’adulte. C’est à nous de nous interroger, parce que l’enfant comme le jeune n’ont pas encore appris à le faire.
Je vais vous demander de prendre du papier et un stylo et de raconter brièvement une de vos expériences d’enfant ou en relation avec votre prime jeunesse, de raconter une peur, une sensation récurrente, une de vos aversions. Je vais vous demander de vous rappeler un état d’âme remontant à un âge compris entre cinq et vingt ans, de le revivre sur le papier et de considérer dans quelle mesure vous avez fait part de cet état d’âme aux adultes. Je ne vous demanderai pas de faire des commentaires et moi non plus je ne commenterai pas vos souvenirs. La vérité ne se trouve pas dans les commentaires, mais dans les récits. Ceux-ci nous diront qui était l’enfant ou le jeune que nous étions il y a trente-quarante ans. En rassemblant ces récits, nous pourrions certainement obtenir, semblable à une vieille photographie jaunie, le portrait de beaucoup d’enfants, comme si ces petits personnages réunis dans une photo de groupe d’il y a trente-quarante ans se remettaient soudain à dire ce qu’ils n’ont jamais dit parce que probablement il n’y a jamais eu personne pour les écouter. Ne vous étonnez pas que je vous demande de devenir enfant pour la seconde fois, comme dit Kierkegaard : c’est la condition sine qua non pour comprendre non seulement ce qu’est véritablement être enfant, mais aussi notre condition existentielle actuelle. En fait, le monde où nous vivons n’est pas différent de celui où vit l’enfant, nous y sommes seulement plus habitués, adaptés, pour nous en grande partie il ne constitue plus un problème, perdus que nous sommes dans un univers que, par sottise et naïveté, nous croyons dominer ; alors qu’au contraire nous ne sommes que de très petits rouages, et plutôt rouillés, mais encore aptes à faire fonctionner le mécanisme général de l’Instruction.
Langage de l’enfant et langage de l’utile
Mais l’enfant, qui est-il vraiment ?
L’enfant est un individu appartenant au genre humain, qui vit une certaine phase de la vie, l’enfance, l’âge qui va de cinq ou six ans environ à dix ou onze ans, quand l’enfant est sorti de la petite enfance mais pas encore entré dans l’âge de l’adolescence, et qui coïncide plus ou moins avec les cinq années de l’école primaire ou élémentaire. Les premières années de vie de l’individu sont celles de la petite enfance, terme dérivant du latin, composé du préfixe négatif in et du verbe for qui signifie je ne parle pas. Saint Augustin dans LesConfessions, évoquant justement ce passage de la petite enfance (infantia) à l’enfance (pueritia), écrit :
« Non enim eram infans, qui non farer, sed jam puer loquens eram ».
« Je n’étais plus l’enfant en bas-âge qui ne parle pas, mais déjà un garçon qui sait parler ».6
L’enfant en bas-âge ne parle pas parce qu’il n’en a pas encore acquis la capacité, tandis que le garçon, le puer, a appris à le faire.
En réalité, le nouveau-né possède déjà une langue toute particulière, que les adultes ont oubliée et que seule une grande affection envers l’enfant peut nous faire comprendre. Voici ce que dit Jean-Jacques Rousseau à ce sujet :
« Toutes nos langues sont des ouvrages de l’art. On a longtemps cherché s’il y avait une langue naturelle et commune à tous les hommes ; sans doute, il y en a une ; et c’est celle que les enfants parlent avant de savoir parler. Cette langue n’est pas articulée, mais elle est accentuée, sonore, intelligible. L’usage des nôtres nous la fait négliger au point de l’oublier tout à fait. Étudions les enfants, et bientôt nous la rapprendrons auprès d’eux. Les nourrices sont nos maîtres dans cette langue ; elles entendent tout ce que disent leurs nourrissons ; elles leur répondent, elles ont avec eux des dialogues très bien suivis ; et quoiqu’elles prononcent des mots, ces mots sont parfaitement inutiles ; ce n’est point le sens du mot qu’ils entendent, mais l’accent dont il est accompagné.
Au langage de la voix se joint celui du geste, non moins énergique. Ce geste n’est pas dans les faibles mains des enfants, il est sur leurs visages. Il est étonnant combien ces physionomies mal formées ont déjà d’expression ; … ».7
Rousseau savait que le petit enfant, même s’il n’est pas encore en mesure de parler, a son propre langage, bien compris des nourrices qui lui prodiguent attention et soins. C’est le langage « inutile », le langage de la demande de protection des premiers mois de vie de l’enfant, auquel répond celui de l’affection donnée par les nourrices ; une langue universelle précédant chacune des langues « ouvrages de l’art », articulées et réglées par des conventions sociales.
En réalité, la première préoccupation de l’adulte c’est l’acquisition par l’enfant dans les plus brefs délais possibles du langage de l’utile, parce que de cela dérivera son bien-être psychophysique. On pense à Dante qui, au vers 106 du onzième chant du Purgatoire, évoque à propos de la petite enfance : « il pappo e il dindi ». Le « pappo » et le « dindi » : des mots avec lesquels l’adulte a l’habitude de s’adresser au petit enfant, l’invitant à s’approprier le langage de l’utile. « Pappo », c’est comme dire « pappa », qui renvoie au pain, ou bien aux aliments dont le bébé a besoin pour vivre et se développer. Le « dindi », c’est le bruit du hochet qu’on pouvait obtenir en tenant simplement des pièces de monnaie entre les paumes de la main, il fait sourire le petit et il est de bon augure pour sa prospérité et son bien-être. Telle est, à vrai dire, cette « langue / première joie des pères et des mères », selon Dante (Le Paradis, XV, 122-123, traduction de Henri Longnon, Garnier Frères, 1966, p. 435).
Cela reste encore valable aujourd’hui. Si nous offrons à nos enfants beaucoup de jouets plus ou moins sonores, ce qui signifie aussi plus ou moins coûteux, c’est que, dans notre esprit qui raisonne non seulement de manière logico-mathématique, mais aussi de manière symbolico-analogique – et je pourrais même dire d’abord symbolico-analogique puis logico-mathématique – s’impose l’idée que, à cette abondance de jeux, correspondra à l’âge adulte une abondance réelle, dont les parents se réjouiront, même s’ils n’en jouissent pas, en sachant que les espoirs mis en leur enfant n’ont pas été vains. C’est-à-dire que l’adulte, en jouant avec son enfant au berceau, tandis qu’il l’incite à manger et agite le hochet pour le faire rire, en oriente la psychologie, faisant pression sur ses émotions avec des attentes bien précises. L’adulte sollicite l’enfant avec des stimuli qui prévoient des réactions et il lui trace le chemin à suivre le restant de sa vie : rechercher ce qui lui est personnellement utile. S’écarter de ce chemin c’est perdre la raison d’être de la vie : non seulement se contenter de vivre mais améliorer autant que possible toutes les conditions qui rendent le cours de la vie plus facile, en un mot, s’enrichir. Mais est-ce vraiment cela la raison d’être de l’existence ?
Suite aux sollicitations incessantes de l’adulte, l’enfant apprend vite que le pain se paie en monnaie sonnante et que sans l’une il n’y a pas l’autre non plus. Vivre et s’enrichir sont donc l’unique stratégie pour se mettre à l’abri de la misère, avoir toujours suffisamment de pain, ad libitum et ad infinitum. Voilà le scénario élaboré par l’adulte pour le nouveau-né, avant que l’enfant ne fasse ses premiers pas, et dans le moment où, comme nous l’avons dit en nous appuyant sur un vers de Dante, l’adulte sollicite l’effort d’appropriation du langage sur le mode symbolico-analogique.
Troubles chez l’enfant
Ce scénario, contrairement à ce que l’on pourrait croire au premier abord, n’a rien de réconfortant, car l’enfant perçoit intuitivement les menaces qui continuent de planer sur lui et qui pourraient signifier sa fin : le manque de nourriture, la faim, la misère, etc. Même en suralimentant nos enfants, comme en réalité nous le faisons déjà, même en les submergeant de cadeaux sonores et coûteux, nous ne serions pas pour autant capables d’éviter les manifestations de peurs, d’anxiété, de troubles, toutes inscrites dans le scénario que nous-mêmes, en les mettant au monde, leur avons préparé. Il est probable que nos soins trop pressants créent chez l’enfant de l’anxiété et des peurs. À vrai dire, rien ni personne ne pourra empêcher que, dans son horizon mental, ce soit justement un état de bien-être général et stable qui donne naissance chez lui à la sensation que ce bien-être pourrait ne pas être éternel, ne pas durer longtemps et enfin cesser. En effet, les structures psychologiques de l’enfant s’organisent en fonction des oppositions de sens : vie-mort, richesse-pauvreté, satiété-faim, etc. Il manque à l’enfant les nuances, c’est-à-dire les différentes et nombreuses gradations entre les oppositions citées qui existent dans la vie réelle et que l’individu apprendra à connaître, en en faisant l’expérience directe ou indirecte, au cours de la vie. Par exemple, entre la vie et la mort se trouvent les stades intermédiaires de la condition humaine que sont la maladie, la souffrance, la déchéance physique et intellectuelle ; de même entre pauvreté et richesse, on peut discerner différents degrés de prospérité ou d’adversité, etc. Et à partir du moment où les structures psychologiques de l’enfant s’organisent en fonction d’oppositions de sens, on comprend bien que chaque situation, privée de ses nuances propres, est exacerbée chez l’enfant, incapable de la réduire immédiatement à ses justes proportions.
Il convient à nouveau de donner la parole à Leopardi qui, à ce sujet, écrit le 21 janvier
1821 :
« Les douleurs sont, comme les plaisirs, beaucoup plus fortes dans l’état primitif ou dans l’enfance que dans notre état et notre condition présente. Et pour les mêmes raisons. D’abord (surtout chez les enfants), l’accoutumance au bien et au mal fait défaut. Ces idées doivent donc être beaucoup plus sensibles et frappantes pour leur esprit que pour le nôtre. Ensuite, il est certain (et c’est le point principal, commun à tous les hommes naturels) que la douleur, le malheur, etc., éprouvés par l’enfant et l’homme primitif succèdent à l’idée d’un bonheur possible ou réel ; ils contrastent fortement avec ce qui semble être le bien, avec ce que l’on tient pour réel et grand, un bien éprouvé, vivement espéré, et que l’on peut constater chez d’autres ; ils constituent l’opposé même et la privation du bonheur que l’on croyait vrai, important, possible ou plutôt fait pour l’homme, que l’on croyait voir chez d’autres, [529] et que nous aurions possédé si cet obstacle ne nous en avait pas empêchés, soit temporairement, soit pour toujours. Même l’idée du mal absolu, c’est-à-dire indépendamment de toute comparaison avec le bien, est probablement plus puissante dans la nature qu’au sein de la civilisation et du savoir. »8
Leopardi renvoie la douleur de l’enfant à la théorie du plaisir, selon laquelle l’enfant, comme l’être humain en général, loin de tirer de l’objet de son désir une complète satisfaction, en raison de son attente de plaisir, va au-devant d’un destin déjà marqué par la déception, la frustration et la douleur. La « douleur profonde et vive » éprouvée par l’enfant à la suite d’une déception, les « angoisses, agitations, horreurs, spasmes », que n’égale même pas la « crainte de l’enfer chez un moribond », donnent bien la mesure de sa sensibilité, de loin plus grande que celle de l’adulte « accoutumé au bien et au mal » par l’expérience et la raison9. L’adulte sourit devant les pleurs d’un enfant causés par la réprimande de la maîtresse d’école ou l’offense d’un camarade, sans comprendre que ces pleurs cachent une perception désastreuse du monde que l’enfant ressent comme un piège menaçant son existence. Qu’on pense au drame si bien décrit par Marcel Proust dans les premières pages de la Recherche, le drame qui chaque soir se déroulait dans la petite chambre de Combray, quand le petit Marcel attendait anxieux et préoccupé le baiser de bonne nuit de sa mère, tandis que le père insensible recommandait à son épouse de ne pas gâter l’enfant.
Accès au langage (quel langage ?)
À mesure que l’enfant grandit, une fois dépassée la phase des « pappo et dindi » avec lesquels les adultes s’adressent à lui et qui – comme nous l’avons vu – se caractérise par une pressante invitation de leur part à le voir s’approprier le langage de l’utile, il commence à parler de façon de plus en plus articulée et appropriée, ensuite à écrire, d’abord en formant péniblement les lettres, puis de plus en plus correctement. Nous pensons qu’il a accédé au langage. Mais le point crucial est précisément celui-ci : existe-t-il un accès ferme et définitif au langage ? La réponse ne peut être que négative. Le langage, en fait, est une réalité en continuel devenir et ne permet aucun accès sûr ni ferme et définitif. Dante le savait déjà quand il notait, dans le De vulgari eloquentia, les différences de langue d’un même centre urbain, dues à la distance spatiale et temporelle :
«… et ce qui est plus admirable, ceux qui vivent de la même vie sous les lois de la même cité, comme les Bolonais du Faubourg Saint-Félix et les Bolonais de la Rue Grande. Toutes ces différences et nuances de parler, une seule et même raison fera voir pourquoi elles adviennent. »10
« C’est pourquoi j’atteste hardiment que si les plus anciens habitants de Pavie ressuscitaient à présent, ils parleraient une langue peu ressemblante à celle des habitants d’aujourd’hui, ou toute diverse. »11
La langue italienne que Dante, dans le De vulgari eloquentia, compare à une panthère fuyante qui laisse son odeur partout mais que personne ne saurait capturer, est l’exacte représentation du langage, dans lequel le caractère changeant règne en maître. À cette mutabilité linguistique, nous opposons nos certitudes établies ou plutôt la certitude de la grammaire normative qui prescrit les règles de la communication correcte et du langage conventionnel :
« C’est là le penser qui mut les trouveurs de l’art grammatical. La grammaire en fait n’est rien autre qu’une certaine identité de langage qui ne s’altère point par diversité de temps et de lieux. Icelle, ayant été réglée du commun consentement de maints peuples, n’est point assujettie, on le voit bien, à l’arbitre de telle ou telle personne, et par conséquent ne peut être muable. »12
Naturellement, Dante parle ici du latin, qu’il considère comme la grammaire universelle, mais rien n’interdit, pour servir notre propos, de prendre en compte son observation et de la rapporter à la grammaire normative de l’italien.
L’enfant a son propre langage, celui que les nourrices grâce à leur affection comprennent très bien, comme le montrait Rousseau ; c’est à cet enfant que nous demandons d’apprendre à parler, à lire et à écrire – tout cela en très peu d’années -, suivant les règles de la grammaire normative, sans parler bien sûr de l’apprentissage du calcul. Au langage muet ou fait de gestes d’affection éloquents, peu de temps après la naissance de l’enfant, l’école oppose la grammaire de la langue italienne, dont le caractère normatif atteint un sommet dans son vocabulaire ; la connaître constitue une des conditions essentielles qui permettra à l’enfant, un jour, d’entrer dans le monde des adultes. Alors, en quoi consiste exactement cette demande de l’adulte à l’enfant et que comporte-t-elle ?
En 1998, présentant les Racconti impensati di ragazzini (Récits insolites d’enfants) recueillis par Enrico De Vivo, Gianni Celati écrit à propos de la pratique scolaire actuelle de l’italien :
« L’italien officiel est une langue qui a épuré tous ses parlers, éliminé une énorme partie du lexique déclarée « non nationale ». À chaque fois que j’ai envoyé un livre à un éditeur, j’ai trouvé des correcteurs pour dire : « Ce mot n’est pas dans le dictionnaire ». L’idée que tous les mots seraient dans un dictionnaire, tel un code prévoyant tous les comportements possibles, fait penser à la vie militaire. Le dictionnaire de Tommaseo plus que tout autre a fixé cette langue nationale pour militaires tandis qu’on ne trouve même plus celui, remarquable, de Premoli. Cet italien national est l’opposé de la langue à laquelle pensait Dante, c’est-à-dire une langue qui intègre tous les parlers possibles. L’italien national est une langue pour fonctionnaires ministériels, fonctionnaires de la culture qui ne croient qu’à l’apparence de sérieux du « fond » et sont sourds à toute inventivité linguistique.»13
Nous qui enseignons l’italien, je crois que nous serons nombreux à nous reconnaître dans ceux que Celati définit comme « fonctionnaires ministériels ». Pour ne pas paraître trop prétentieux, je dirai plutôt « employés ministériels ». C’est un fait, nous soulignons les fautes avec zèle en nous référant à la norme de la grammaire et du vocabulaire de la langue italienne, « l’italien officiel », comme dit Celati, certes avec quelques concessions à l’usage (mais quel usage, l’usage journalistique et télévisuel de la langue ? Mais cet usage est déjà accepté, souvent servilement, dans le dictionnaire !). À notre élève nous demandons d’abandonner toute imagination enfantine, pour apprendre à s’exprimer « dans une forme italienne correcte », c’est-à-dire dans la langue que, par convention, tous devraient parler pour communiquer et se comprendre. À notre élève, nous demandons de se conformer aux autres, de se formater, selon un modèle précis que nous enseignons au cours des différents cycles d’études, de l’école élémentaire à l’université. Toute notre action d’éducation et de formation a pour but cette uniformité, qui, comme nous allons le voir, ne concerne pas seulement la correction des textes italiens, mais tous les secteurs de la vie scolaire. Nous devrions nous étonner de notre pratique, quand, parmi nos objectifs de formation, nous mettons aussi celui de la valorisation de « l’esprit critique » chez l’élève. Comme si nous voulions sauver ce qui peut l’être, après avoir tout détruit !
Explication anthropologique de la logique de l’utile
Je crois avoir suffisamment démontré l’énorme difficulté que l’enfant rencontre dans son adaptation à l’ordre des choses imposé par le monde des adultes, quels traumatismes il subit et combien de douleurs il supporte. Leopardi nous l’a abondamment expliqué. Maintenant je voudrais chercher à comprendre la raison de toute cette violence qui se cache derrière les bonnes intentions d’instruire et d’éduquer l’enfant.
Eh bien, le monde des adultes – comme nous avons déjà eu l’occasion de le dire – est fondé sur la logique de l’utile, selon laquelle les hommes pensent que plus ils possèdent, mieux ils se portent. Cela vaut aussi pour le langage, on pense généralement que plus le jeune aura fait sienne la langue conventionnelle, mieux il s’insérera dans la société : il n’aura aucun problème pour trouver un bon travail, faire carrière, s’enrichir, fonder une famille, etc., – et inversement quiconque ne possédera pas d’autre moyen linguistique que le dialecte restera en marge de la société -. On le comprend, ceci est une façon très archaïque, mais pas pour autant moins actuelle, de conjurer la peur et l’anxiété suscitées par l’idée qu’on se fait des maux susceptibles de s’abattre sur l’enfant et dont les parents et les enseignants ont le devoir de le tenir éloigné.14
De ce point de vue, la logique de l’utile – dans le champ linguistique aussi – revêt la fonction apotropaïque d’éloignement d’un mal redouté, comme toujours imminent et menaçant : ne pas trouver de travail, ne pas faire carrière, être pauvre, etc. On pourrait donc conclure que c’est « pour son bien » que l’adulte impose à l’enfant de lire, écrire et compter suivant un rythme précis et normatif, celui des programmes ministériels, pensant ainsi éduquer le jeune de la meilleure façon : l’instruction synonyme de l’éducation.
« Mais les choses ne se passent pas exactement ainsi », écrit Umberto Galimberti dans son livre intitulé L’ospite inquietante (L’Hôte inquiétant) :
« L’école suit les programmes ministériels, parce qu’elle considère que son rôle n’est pas à proprement parler d’éduquer, mais uniquement d’instruire, les professeurs croyant à tort que de l’instruction dérivera nécessairement l’éducation. Mais les choses ne se passent pas exactement ainsi. C’est plutôt une fois l’éducation faite que l’instruction est possible. Et l’éducation n’est pas seulement faite de bonnes manières, mais c’est une lente acquisition, à travers des signes de reconnaissance, du contentement de soi ».15
Ce qui pousse l’enseignant à être toujours trop exigeant à l’égard de l’enfant, c’est la crainte qu’il n’apprenne pas suffisamment, car l’enseignant désire que l’enfant progresse et devienne autonome, à n’importe quel prix, même au prix qu’il ne progresse jamais. Voilà le raisonnement tacite que nous faisons en nous-mêmes quand nous voulons justifier notre rôle d’enseignants qui instruisent, en pensant éduquer ; un raisonnement qui nous rend parfois sévères, parfois durs et sans indulgence – jusqu’à un sadisme mal caché -, et nous pousse à charger de devoirs des enfants qui, au contraire, désireraient passer tout l’après-midi à jouer en plein air. Quintilien exhortait déjà le pédagogue à ne pas donner trop de devoirs à l’enfant :
« Je ne suis pas tellement ignorant des différences des âges pour vouloir qu’on surcharge d’emblée l’âge tendre d’une façon prématurée et qu’on exige de lui un véritable travail. Car, avant tout, il faudra prendre garde qu’incapables encore à cet âge d’aimer les études, les enfants n’en viennent à les détester et n’en redoutent, même au-delà les premières années, où ils ne sont pas formés, l’amertume qu’ils auront une fois perçue. Que l’étude soit donc un amusement, avec des questions et des félicitations, et que l’enfant s’applaudisse toujours de son activité ; ce qu’il ne veut pas apprendre, qu’on l’enseigne un jour à un autre pour susciter son envie ; qu’il soit mis parfois en compétition avec d’autres et se croie assez souvent le vainqueur ; qu’il soit même stimulé par les récompenses qui ont prise sur cet âge. »16
Notre justification, c’est la peur que l’enfant, une fois adolescent puis adulte, ne sache ni lire, ni écrire ni compter, elle nous fait oublier que l’école est lusus, jeu, et nous absout de la faute de reproduire nous-mêmes un état de violence dans le travail scolaire. L’enfant pleure, refuse de faire les devoirs, se désespère, mais nous, les adultes, nous finissons par avoir le dessus, nous avons de notre côté la peur qui nous pousse à agir avec insistance et détermination. L’enfant ressent tout cela et, victime d’une inévitable coercition psychologique, apprend ce qu’il est contraint d’apprendre, car, en définitive, la force de persuasion de l’adulte est telle qu’elle finit toujours par l’emporter sur la faiblesse de l’enfant. Celui-ci apprend – outre l’adaptation au langage – que plus il en sait, mieux c’est, associant les connaissances mémorisées (noms et dates de batailles, poèmes appris par coeur, les capitales du monde, etc.) au bien-être matériel qui s’ensuivra inévitablement. Comme le pain que nous mangeons nous rassasie au moins pour un certain temps, dans notre imaginaire symbolico-analogique, un savoir étendu équivaut à l’acquisition du droit de vivre un jour dans l’aisance, le savoir équivaut au pouvoir, à la richesse. Nous ne sommes pas très loin de ce que nous disions en commentant le vers de Dante à propos de « pappo et dindi ». Et de fait, l’adulte, dans sa relation avec l’enfant, au cours de la phase de puberté, agit comme avec le nouveau-né ; on peut dire la même chose pour l’adolescent à qui on enseigne dans les collèges et les lycées qu’avoir de la culture – entendue comme accumulation de connaissances apprises par coeur, j’allais dire « ingurgitées » -, est la condition nécessaire pour obtenir ce qu’on appelle la « maturità » (baccalauréat). Le lycéen, en particulier, est soumis à ce rite d’initiation à la vie adulte, même si, de plusieurs côtés, s’élèvent des voix contre l’examen du baccalauréat, qui continue à faire peur dans la mesure où les enseignants eux-mêmes s’obstinent à l’agiter comme un épouvantail et les élèves à le considérer comme le dernier obstacle fastidieux qui les sépare de la vie réelle. Le savoir semble lié à la peur, aujourd’hui celle d’être inadapté aux exigences de l’école, c’est-à-dire de ne pas tout savoir ; demain celle de ne pas trouver de travail digne ou répondant aux attentes, donc de n’avoir aucune gratification personnelle et sociale.
Violence de l’école
Cette idée que l’école se fait de la culture, conçue comme bien à posséder et fondée sur la peur d’être inadapté aux exigences scolaires, source de malaise chez les lycéens, suffit à elle seule à expliquer le fort taux d’agressivité et de violence qui sévit à l’école aujourd’hui.
Depuis quelques années, le ministère de l’Instruction publique attire l’attention des personnels de direction, professeurs, parents et lycéens sur le harcèlement et le vandalisme à l’école. En effet la violence des enfants et des jeunes se déchaîne de plus en plus souvent en se portant sur leurs camarades d’école et leurs professeurs, ainsi que sur les salles et les équipements scolaires. Murs barbouillés, sièges brisés, bancs incisés avec des couteaux ou des pointes bic forment le cadre de la vie à l’école. Les salles de classe, déjà privées de tout confort, juste pourvues du strict nécessaire pour passer cinq-six heures par jour assis sur un banc, dans des locaux aseptisés et qui ne sauraient plaire à personne, deviennent invivables à cause des raids nocturnes, de plus en plus fréquents, d’élèves dégoûtés, qui mettent à sac les salles de leur réclusion quotidienne, donnant libre cours à un mal-être né de toute évidence justement dans les lieux sur lesquels ils passent leur agressivité.
Je suis convaincu que le harcèlement et le vandalisme sont des pratiques violentes à considérer non pas a priori comme des phénomènes de dégradation sociale générale mais dans le cadre plus large de la violence scolaire perpétrée au niveau institutionnel ; ils doivent donc être poursuivis avec les outils répressifs habituels de l’État certes, là où l’on pense qu’il s’agit d’actes délictueux, mais en gardant toujours à l’esprit que cette répression est en elle-même insuffisante pour résoudre le problème définitivement. En réalité, la solution ne peut que passer par un renouveau culturel radical de l’école qui soit le fruit d’une critique sévère de l’organisation actuelle de l’Instruction. Au lieu de cela, aujourd’hui, on fait appel aux policiers et aux carabiniers pour donner des cours de droit aux élèves et leur expliquer ce qu’il est permis de faire et de ne pas faire ; cette simple présence dans les salles de classe sanctionne ainsi la faillite de la fonction éducative de l’école traditionnellement confiée aux enseignants. Que peut bien enseigner un militaire des forces armées ou un agent des corps de la police nationale que l’enseignant ne soit pas parvenu à enseigner à son élève pendant son cursus scolaire ?
Il ne faut pas chercher hors de l’école les causes de toute cette violence, elle est inhérente à la conception de la culture qu’on a examinée précédemment et qui domine à l’école et dans la société ; je dis la société, parce que la phrase toute faite « l’école est le miroir de la société » est à mon avis une vérité incontestable : l’école reflète pleinement la société, c’est-à-dire le lieu où les hommes élaborent leur propre culture et décident par qui, selon quelles modalités et suivant quels rythmes (les programmes ministériels) elle doit être transmise aux jeunes.
Eh bien, l’enfant qui a peur d’être inadapté aux exigences de l’école réagit d’une manière aveugle et irrationnelle, le harcèlement scolaire et la violence en général naissent de son incapacité et de son refus d’accomplir la tâche demandée ; il commet des actes infantiles, c’est-à-dire, selon l’étymologie déjà vue chez saint Augustin, en se passant de la parole, actes de subversion aux dépens de l’ordre scolaire, signes que l’enfant ne demande plus d’aide, ne se soumet plus, n’oppose même plus de résistance, mais se fait « justice » lui-même, se vengeant de la violence subie et reproduisant en dehors des schémas préétablis, cette violence que le monde des adultes et l’école elle-même lui ont apprise dans les premières années de sa vie. Dans le meilleur des cas, c’est-à-dire quand les jeunes s’expriment encore avec des mots, badigeonnant les murs de l’école de phrases d’amour ou autres, l’institution des adultes ne trouve rien de mieux à faire que de charger une entreprise de nettoyage d’enlever tout ce qui a été écrit, démontrant de cette façon une complète incompréhension de ce que signifie l’usage de la parole en dehors de toute logique utilitariste. Angelo Semeraro écrit à ce propos :
« Nous devrions…nous occuper principalement de ce qui se passe dans la tête des enfants et adolescents, en prêtant attention à leurs messages graphiques, à leurs signes, (avec un coup d’oeil sur les murs et les écrits des vespasiennes : c’est là qu’ils confient ce qu’ils ressentent) qui sont des productions narratives, matériaux bruts sur lesquels il est possible de travailler et de progresser… ».18
Excellente recommandation, indubitablement, qui naît du constat amer d’une carence de la culture scolaire courante. Celle-ci, en empêchant la libre expression des writers, prouve qu’elle ne comprend pas la signification de protestation et de révolte silencieuse, de ce qui est, en fait, une demande d’écoute adressée au monde des adultes et non une fermeture nihiliste à son égard.
La conception de l’éducation fondée sur l’utile a donné ses fruits : peur, violence, incapacité de socialiser, incapacité de comprendre de la part des enseignants. On le voit bien dans ces classes difficiles à tenir – et elles sont de plus en plus nombreuses – pour lesquelles on réclame habituellement de la poigne. Et comme la peur engendre la peur – et la peur est toujours mauvaise conseillère – la poigne à l’école engendre une série d’échecs aux examens, parfois injustes, auxquels les juges remédient par des sentences qui déjugent les jugements des enseignants. Quand la réussite à l’examen passe par la voie judiciaire, on atteint le stade ultime de la faillite de l’école. Les chefs d’établissement et les professeurs vivent chaque été dans la terreur des recours et cela déclenche en eux une double réaction : d’une part, une sorte de désengagement qui les amène dans les jurys de fin d’année à favoriser la réussite de nombreux élèves qui ne le méritent pas, réduisant ainsi au minimum le risque d’avoir un grand nombre de recours ; de l’autre, un formalisme bureaucratique qui asphyxie de plus en plus la vie scolaire. Deux réactions souvent concomitantes qui s’expriment selon des degrés divers et aboutissent à des résultats différents. En fait, le désengagement, facilitant la vie scolaire de nombreux élèves non méritants, ôte aux autres toute envie d’étudier et disqualifie l’institution scolaire ; le formalisme bureaucratique, lui, fondé comme il est, sur la peur qu’une erreur formelle expose l’école au recours judiciaire, conduit à surveiller davantage le respect des procédures et à contrôler les enseignants chargés de les mettre en oeuvre. L’école autonome, née d’une exigence de se libérer des entraves du centralisme bureaucratique, devient ainsi un système fermé et auto-référentiel ; celui-ci se croit d’autant plus inattaquable que chacune de ses composantes se conforme au modèle fonctionnel imposé par le système même, dans une tentative extrême, désespérée et vaine, d’organiser une défense collective contre le danger du recours : ce dernier se présente toujours comme un acte de délégitimation de l’action de l’école, car il sous-entend la défiance envers le caractère positif de la relation pédagogique.
L’école se retranche donc dans un formalisme défensif et fixe ainsi des conditions essentielles pour toutes les phases de son propre travail : que l’on considère, pour prendre quelques exemples, l’usage du manuel scolaire unique par matière pour toutes les classes d’une même école – pratique totalitaire parce qu’en échange de la petite satisfaction donnée aux parents d’acquérir à bon prix le livre en usage, on empêche l’enseignant d’utiliser le manuel scolaire de son choix -, l’emploi des grilles d’évaluation avec les mêmes paramètres de jugement standardisés pour toutes les classes, les tests d’admission, les programmes uniformes pour toutes les classes d’un même établissement ; et que dire des conseils de classe eux-mêmes et d’une manière générale de toutes les réunions scolaires réduites à une mise en scène savamment préparée selon un scénario consistant à remplir un formulaire informatique préétabli, et rien de plus ? Lisons tout ce qu’écrit Sandro Onofri à ce sujet dans son Registro di classe (Journal de classe) :
« Plans pédagogiques annuels, programmes communs, tests d’admission, mêmes épreuves pour tous sont le résultat d’une course fébrile à la modernité, qu’on tente d’attraper comme elle vient, en acceptant sa valeur de mythe dont pourtant la validité à l’intérieur de l’école reste toute à démontrer : mythe de l’objectivité, de l’homogénéité, de la standardisation. Autant de critères qui, s’ils peuvent convenir dans la logique du marketing et de la production, une fois adoptés dans la relation pédagogique, ne conduisent à rien d’autre qu’à effacer les différences et les individualités des élèves comme des enseignants. De toute façon, ces derniers étant là, au milieu des enfants, s’ils sont bons, s’ils ont quelque chose à dire, s’ils ont vécu assez d’expériences suffisamment intenses, chacun d’eux offrira à ses propres élèves un enseignement aux contenus riches et diversifiés. Si, au contraire, ils ne sont pas bons, s’ils se trouvent là par hasard parce que tout travail en vaut un autre, parce qu’ils sont sûrs d’avoir une demi-journée de liberté et de continuer à être payés quand même, alors ni les petites fiches standard ni les tests ne pourront accomplir le miracle de l’enseignement. Une école vraiment rénovée devrait, je crois, se préoccuper avant tout d’assurer la liberté nécessaire à l’expression des différences, pour les enseignants comme pour les élèves. Elle devrait donc faciliter l’originalité des parcours didactiques et le caractère atypique des rythmes et des systèmes d’apprentissage. »19
Hélas, force est de constater que, loin de développer les pratiques démocratiques à l’intérieur de la communauté scolaire et au lieu de favoriser la liberté d’expression des principaux acteurs de la relation pédagogique, la loi sur l’autonomie à l’école a simplement déplacé le niveau de bureaucratisation du centre vers la périphérie en instaurant un contrôle systématique, ce qui signifie une funeste standardisation des comportements et de l’action éducative. En fait, les mots d’ordre de la bureaucratie scolaire sont : uniformiser, homologuer, abolir la différence qui, lorsqu’elle apparaît à l’école, passe pour de l’originalité, de la gratuité, de l’individualisme, mentalité non souhaitée et contraire au système, comme telle à éliminer. On instille dans le corps enseignant la peur de ne pas être en mesure d’affronter de façon appropriée chaque risque d’erreur dans la gestion de son propre rôle, d’être toujours sur le point d’enfreindre quelque règle d’une grande valeur formelle, et donc essentielle – infraction qui compromettrait toute action éducative à l’égard de l’élève – ; et de ne pouvoir échapper à ce malheur qu’en passant inaperçu à l’intérieur de l’école et en adhérant pleinement et sans aucune ombre de critique à l’homologation des standards pédagogiques. Il importe que l’enseignant laisse sa propre vie hors de l’école. Poursuivons la lecture de l’écrivain-enseignant Sandro Onofri qui, à propos de ce que lui ressent comme une « impossibilité de plus en plus évidente, somme toute, de faire entrer dans l’école (sa) propre vie », affirme :
« Chaque matin, le bagage que je dois laisser à la grille est de plus en plus important : tous mes poètes, tous mes films, tous mes musiciens préférés… J’entre, et en classe je porte de plus en plus mon masque, je ne suis pas moi-même. Ce n’est pas mon savoir, avec ses limites mais aussi ses urgences que j’enseigne, c’est un savoir impersonnel, terre-à-terre, raisonnable. »20
L’enseignant-type, tout affairé à laisser sa vraie vie à la maison, prêt à se défendre du formalisme bureaucratique, beaucoup plus souvent enclin à s’intégrer, à passer inaperçu, à « se mettre un masque », lui qui a vu disparaître sa propre liberté d’enseigner entravée par toute une série d’actions d’homologation, et, pour finir, sa relation avec l’élève se réduire à une pratique formaliste, reporte ses propres angoisses sur le pauvre élève incapable de comprendre le pourquoi d’un modus operandi qui prétend offrir des garanties, mais aboutit à la négation d’une relation saine, immédiate et franche avec l’enseignant, dont la mission devrait être de lui faciliter l’accès à ce droit sanctionné par notre Constitution, le droit d’étudier.
L’école devient comme un chien qui se mord la queue, incapable d’éduquer et même de faire progresser de manière appropriée les élèves qui lui sont confiés, lesquels par nature ont horreur de toute contrainte et de tout formalisme. En réalité, saint Augustin le savait déjà :
« (une) libre curiosité a plus de force pour instruire qu’une contrainte menaçante. »21
Parce que lui-même en avait fait l’expérience dans sa chair, saint Augustin comprenait bien tout ce que nous, modernes, oublions souvent, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’apprentissage possible sans l’éveil de l’envie de savoir grâce à une relation égalitaire ou fondée sur une grande confiance dans la possibilité de transmission – ce qui signifie toujours aussi création – du savoir. À dire vrai, quelle confiance l’élève pourra-t-il accorder au professeur qui agite l’épouvantail de l’échec sous la forme d’une page remplie de petites croix qu’on appelle grille d’évaluation, alors que ce dernier devrait s’efforcer par tous les moyens de défendre l’élève, le seul vraiment qui ait beaucoup à perdre dans tout ce tohu-bohu ?
École et modèles socio-culturels
À ce stade apparaît clairement la nécessité d’appréhender tout discours pédagogique dans le cadre d’un discours sociologique plus large et articulé, destiné à clarifier quelles dynamiques culturelles s’imposent dans notre société, quels sont les comportements des individus et des groupes sociaux, quel est le système culturel dominant. Il conviendra donc d’en tenter une brève description pour mieux comprendre tout ce qui est en train de se passer dans l’école.
Le culte de l’utile dans lequel nous vivons tous et qui se vérifie dans le système de pouvoir du capitalisme avancé, a adopté des stratégies précises pour assurer le consensus et perpétuer sa propre hégémonie, stratégies dont l’influence se fait également sentir dans l’école. L’utile est atteint, de fait, grâce à la culture de l’événement et de la visibilité qui en assure le succès. Événement, visibilité, succès sont devenus ces dernières années les mots-clefs qui permettent d’entrevoir le sens de notre vie pseudo-communautaire. L’événement est par nature quelque chose d’exceptionnel, de merveilleux : le concert d’un chanteur réputé, la rencontre publique avec un écrivain affirmé etc., sont des exemples d’événement. Mais pour que l’événement puisse obtenir le succès mérité, il faut le rendre visible. Y pourvoient les médias de masse qui amplifient le message et le renvoient à un très large public, appelé à profiter de cet événement.
La dépense publique et privée qu’implique ce modèle culturel est énorme. Des ressources que nous pourrions utiliser pour améliorer notre vie associative, construire des bibliothèques, des centres récréatifs et culturels, pour valoriser le mouvement associatif, le vrai, sont souvent gaspillées en l’espace d’une soirée. Devenir un grand acteur, un grand footballeur, un top-model, une femme ou un homme célèbre, c’est un rêve d’enfance qui se transmet à l’adolescence et au-delà. Les bonnes notes – comme on l’a dit – laissent imaginer et espérer qu’un jour tout cela sera possible, elles créent, avec l’aide de la télévision, l’illusion d’un avenir qui en réalité n’existera jamais, du moins dans 99% des cas. Les mauvaises notes, au contraire, sont dès le début la marque d’un destin malheureux pour l’enfant ou l’adolescent, la marque de son échec, auquel il ne pourra remédier qu’en étudiant davantage, en avalant plus de notions, en s’adaptant aux exigences des enseignants. L’enseignant est le médiateur social de ces anxiétés et de ces peurs, il devient le bouc émissaire des frustrations familiales, en plus de celles des enfants et des jeunes. Il est pris entre une demande continuelle de promotion sociale de la part des familles, qu’il ne peut satisfaire que figuraliter en donnant de bonnes notes, et la triste conscience de la vanité de cette demande à laquelle il doit répondre plus par obligation professionnelle que par conviction, en exécutant pas à pas le programme ministériel. Ainsi, la logique de l’utile fait de l’enseignant aussi une victime, dans la mesure où on lui assigne un rôle d’éducation qui ne cesse de lui échapper car la société et l’école véhiculent bien d’autres modèles : instruire ou plutôt faire avaler des notions dont l’acquisition conditionne l’évaluation de l’élève, tout comme cela se passe à la télévision avec les innombrables quiz dotés de prix ; les enseignants évaluent donc et admettent aux examens des élèves qui, même s’ils cherchent à obtenir des notes brillantes, sont parfaitement conscients que leur avenir est tout à fait incertain et que rude sera la pente à gravir. Hélas, dès son plus jeune âge, l’enfant apprend que le but de la formation ne sera pas son développement ni son bien-être intellectuel et personnel, fondés sur un savoir critique de la société, c’est-à-dire la connaissance des mécanismes culturels dans lesquels l’être humain se forme et qu’il pourrait contribuer à modifier et à améliorer ; il apprend en revanche que l’unique fin qui vaille la peine d’être poursuivie est l’enrichissement de son propre bagage culturel, qui le conduira – espère-t-il – au succès et à la réalisation de soi en s’adaptant le plus possible à la mode du moment, celle que le système culturel véhicule et vend. L’homologation que Pasolini redoutait au début des années soixante-dix comme un mal in fieri, est aujourd’hui chose faite depuis longtemps, c’est la réalité pour nos enfants et nos jeunes, tous avec le même petit sac à dos, tous avec le téléphone portable, le MP4 à portée de la main, tous avec les mêmes mythes, tous d’excellents consommateurs. Leur demander d’être critiques signifie vouloir en faire des inadaptés en proie à des frustrations de toutes sortes. Si les enfants regardent encore autour d’eux avec étonnement, les jeunes, eux, comme ils savent déjà ce qu’il en est, s’uniformisent les uns au contact des autres, se fondent dans la masse, se mettent en groupe quand ce n’est pas en bande et voient dans l’enseignant qui n’a pas le dernier téléphone portable à la mode un pauvre travailleur sous-payé, et comme tel, un inadapté social.
L’école, donc, cherche à s’adapter au marché devenu le Moloch à vénérer. Les POF (Plans d’offre de formations) proposent des formations comme des marchandises dans des termes censés s’adresser à des élèves-usagers qu’un reste de pudeur empêche encore d’appeler consommateurs-clients de l’offre de formations. Si l’élève-usager n’est pas satisfait, il peut toujours se chercher une autre école, peut-être privée, pour acquérir son diplôme. Ce qu’on appelle « usines à diplômes » n’est autre que la manifestation extrême – et pourtant très diffusée – de ce type d’écoles où la relation entre l’élève et l’enseignant se réduit à celle de l’acheteur face au vendeur. Et – juste pour aller jusqu’au bout de la logique de la culture de l’événement, de la visibilité et du succès – comment s’étonner qu’un élève, en proie à un raptus à la suite d’une profonde frustration et donc victime de la violence du système scolaire, se saisisse d’une arme à feu et tire à l’aveuglette sur des élèves et des professeurs d’une petite cité paisible de province – comme cela se produit maintenant trop souvent aux USA -, puisque cet événement lui donne la visibilité qu’il lui fallait rechercher, comme il en avait été convaincu, pour obtenir un succès médiatique, au-delà de toute attente raisonnable.
Conclusion
Que faire alors face à cet état de choses, la dégénérescence de notre système scolaire ? C’est à cette question que je voudrais répondre en conclusion.
La marge de manoeuvre de l’enseignant qui aurait parfaitement compris tout ce qu’on a dit, est sans aucun doute très réduite. Le système-école dans lequel nous ne sommes que de minuscules mécanismes, ne permet pas une grande liberté d’action. Il permet tout au plus, comme l’écrit Sandro Onofri, d’« obéir aux ordres » :
« Les enseignants doivent obéir aux ordres. Mieux : s’ils y parviennent et s’ils en sont capables, ils doivent se mettre en condition (à leurs frais, bien sûr) d’atteindre le niveau intellectuel et culturel pour exécuter les ordres ».22
Il est certain, en fait, que dans le système actuel de l’instruction, compte tenu de la très grande diffusion des pratiques d’homologation et du contrôle minutieux dont on a parlé précédemment, la liberté d’enseigner sanctionnée par la Constitution de la République italiennecourt un vrai risque :
« L’art et la science sont libres et libre en est l’enseignement. » (Art. 33)
Dans le cadre de notre travail, il ne faut jamais perdre de vue cette garantie édictée par la Constitution italienne et ne jamais l’oublier. Hélas, dans la réalité, c’est souvent le contraire qui se produit. L’enseignant se sent entravé par mille liens qui lui prescrivent ce qui est correct en matière de pédagogie et de didactique, comme s’il n’y avait qu’une seule façon d’enseigner qui serait en définitive la meilleure pour transmettre les notions destinées à assurer aux jeunes une excellente instruction, à former leur caractère. Angelo Semeraro écrit :
« La formation qui a remplacé sans coup férir l’extrême richesse sémantique d’ex-ducere, fait allusion à présent à une mise en forme des individus, à une manipulation pour les modeler. »23
Eh bien, nous enseignants, nous n’avons à former personne, nous avons à éduquer, c’est-à-dire aider nos jeunes à progresser. Si nous avons la prétention de former quelqu’un, le prix à payer sera la perte de notre liberté, ce qui est en train de se passer dans les écoles d’Italie. Si nous avons la prétention d’adapter l’élève au modèle d’instruction en vigueur, celui en définitive qu’on a tenté de décrire dans ces pages, non seulement nous sacrifierons l’enfance, mais nous ferons aussi le malheur de générations entières de jeunes, ainsi que le nôtre, d’adultes, en nous privant de la liberté d’éduquer. En effet, il ne peut y avoir de liberté s’il n’existe qu’un seul modèle d’enseignement ni, en tout cas, si toute action éducative doit tendre à se conformer à un standard, quel qu’il soit. Si, au contraire, nous éduquons les jeunes, ou plutôt si nous faisons émerger ce qu’il y a de meilleur en eux, la joie de vivre de leur âge, leur sourire, leur spontanéité, leur authenticité, qui restent aujourd’hui systématiquement enfouis sinon anéantis sous les châteaux de cartes du système de formation, nous pourrons espérer avoir accompli notre devoir, celui d’avoir aidé nos enfants à grandir sereinement, en maîtrisant même tout sentiment secret d’envie devant la vie qui continue après nous.24
Mais pour y parvenir, c’est de nous-mêmes qu’il faut partir, non des programmes ministériels. Nous devons partir de cette enquête sur nous-mêmes dont j’ai parlé au début de cet exposé, de cette remémoration nécessaire pour réacquérir l’exacte notion de ce que sont l’enfance et la jeunesse. L’écrivain napolitain Domenico Starnone, depuis toujours engagé dans la réflexion sur l’école italienne, a écrit à propos de sa vie d’élève :
« Toute ma vie d’élève, presque réduite à néant, a consisté à me tenir tranquille, à me dérober à tout, à céder immédiatement si nécessaire. Quant à parler, naturellement je ne le faisais que si j’étais interrogé. »25
Nous avons probablement tous des souvenirs analogues, qui pourraient nous montrer clairement comment notre jeunesse a été humiliée et mortifiée. Voulons-nous que les nouvelles générations aussi grandissent de la même manière ? Si nous ne le voulons pas, il faut instaurer dans la classe un climat harmonieux et amical qui ne laisse place à aucune sorte de ressentiments. À ce sujet, bien qu’il s’agisse de la rédaction de devoirs en classe – ce qui ne sort pas de notre propos -, Gianni Celati souhaite que dans la salle survienne
« … un prodige comme celui dont parle Platon dans Le Banquet – le dieu Eros – tel qu’il favorise l’amitié, l’accord des voix ou des notes. S’accorder à l’oreille empêche de se sentir étranger, comme dans un vide parmi les autres…
Il en va sans doute de même en classe, quand les enfants rédigent leur devoir, il importe beaucoup qu’une atmosphère sans pesanteur laisse entendre l’accord des voix et ôte le sentiment d’être étranger. Dans l’acte d’écrire, le seul guide de l’intonation, ce n’est certes pas une stratégie littéraire, mais le fait d’entendre à l’oreille un bon accord avec quelqu’un d’autre. Autrement dit, ce qui compte, c’est la possibilité d’entrevoir une atmosphère d’amitié avec d’autres qui peuvent se mettre sur la même longueur d’onde. Sinon l’écoute des voix devient très problématique, on en vient chaque fois à se demander si les autres vont comprendre ce qu’on dit et c’est alors qu’on ne se laisse plus porter vers l’expression de l’insolite. On se sent dans le vide, étranger, et en l’absence d’accord, ces voix deviennent des signes menaçants de ce qu’il est « juste » ou « faux » d’écrire. »26
Le climat instauré dans une classe entraîne donc différentes façons de concevoir l’écriture, aujourd’hui réduite à une pratique excluant l’expression personnelle, une « stratégie littéraire », comme dit Celati, à cause de l’ingérence des pédagogues ministériels qui, du fond de leurs bureaux, prescrivent à quels types de texte elle doit correspondre pour être une écriture – j’allais dire une « production » – correcte. Les textes de type A, B, C, D – toujours écrire selon les règles, chaque cas finement décrit et prescrit dans les manuels – sont des pièges de l’écriture, là où ce qui compte vraiment, dit Celati, c’est l’insolite qui vient au-dehors de l’esprit de l’enfant, finalement en harmonie avec l’enseignant et la classe (l’ex-venire comme corollaire de l’ex-ducere, en effet l’action d’un verbe devrait toujours s’associer à celle qu’exprime l’autre). Il serait intéressant de lire les très belles pages du livre de l’écrivain de langue allemande Robert Walser, Les Rédactions de Fritz Kocher27 : cet insolite de la vie affleure à tout moment dans les rédactions d’un jeune élève. L’une d’elles s’intitule Sujet libre, qu’on donnait de temps en temps autrefois. Redonnons-le nous aussi et voyons ce qui vient au-dehors !28
« Mais si j’instaure un climat harmonieux et amical, les enfants vont en profiter, ils n’étudieront plus » : j’entends déjà cette voix pleine de zèle résonner comme une objection possible à tout ce qu’on a dit. Je réponds comme Rousseau :
« Vous êtes alarmés de le voir consumer ses premières années à ne rien faire. Comment ! n’est-ce rien que d’être heureux ? n’est-ce rien que de sauter, jouer, courir toute la journée ? De sa vie il ne sera si occupé. Platon, dans sa République, qu’on croit si austère, n’élève les enfants qu’en fêtes, jeux, chansons, passe-temps ; on dirait qu’il a tout fait quand il leur a bien appris à se réjouir ; et Sénèque, parlant de l’ancienne jeunesse romaine : Elle était, dit-il, toujours debout, on ne lui enseignait rien qu’elle dût apprendre assise. En valait-elle moins, parvenue à l’âge viril ? »29
L’enseignant est donc invité à se débarrasser de cette peur dont nous avons parlé précédemment, c’est-à-dire la peur que nos propres élèves ne sachent pas tout, ne soient pas prêts pour la vie parce que leur bagage culturel manquerait de quelques notions (peu importe le nombre), cette peur que nous avons cherché à expliquer dans le cadre de la logique de l’utile qui domine notre système culturel. Nous devons tous nous libérer de cette peur, délétère pour notre liberté d’enseigner et pour l’éducation de nos élèves. Faisons entrer de l’air frais dans l’école, un esprit ludique, qui permette de régénérer un système scolaire que tout le monde ne cesse de critiquer, le considérant obsolète, et que personne ne s’efforce de modifier à partir de ses propres comportements. Écoutez ce que Rousseau en arrive à dire au sujet du précepteur :
« Je voudrais qu’il fût lui-même enfant, s’il était possible, qu’il pût devenir le compagnon de son élève, et s’attirer sa confiance en partageant ses amusements.»30
Qu’on ne se méprenne pas sur le désir de Rousseau et encore moins sur le mien ! Il ne prétend pas que l’adulte se comporte comme un enfant, mais simplement qu’il réacquière cette fraîcheur, cette spontanéité dans sa relation avec l’autre, que la charge d’instruire et les années lui ont fait perdre. Il nous semble réentendre l’exhortation de Kierkegaard d’être enfant et jeune une seconde fois, avec laquelle nous introduisions cet exposé. C’est en effet notre devoir, si nous voulons avoir plaisir à faire notre travail au contact des jeunes et des très jeunes et si nous voulons qu’ils progressent bien. Quant à notre travail d’enseignant, à la différence de beaucoup d’autres métiers et professions, nous ne l’exerçons avec sérieux que dans la mesure où nous restons conscients qu’il est, comme le voulait Quintilien il y a déjà de nombreux siècles, lusus (lusus hic sit), jeu.
Un penseur à l’esprit pénétrant comme Sigmund Freud, critique envers le monde de l’école de son temps (1910), quand beaucoup de jeunes, tout comme aujourd’hui, étaient amenés à se suicider à cause de méthodes pédagogiques erronées, écrit :
« Mais le lycée doit faire plus que de ne pas pousser les jeunes gens au suicide ; il doit leur donner du plaisir-désir de vivre et leur offrir appui et soutien à une époque de la vie où ils sont forcés, par les conditions de leur développement, de relâcher leurs liens avec la maison parentale et avec leur famille. Il me paraît indiscutable qu’il ne le fait pas, et que sur bien des points il reste en deçà de sa tâche : offrir un substitut de la famille et éveiller l’intérêt pour la vie au-dehors, dans le monde. Ce n’est pas ici l’occasion d’une critique du lycée sous sa forme présente. Peut-être me sera-t-il permis de dégager cependant un seul facteur. L’École ne doit jamais oublier qu’elle a affaire à des individus encore immatures, auxquels ne peut être contesté le droit de s’attarder à certains stades de développement, même fâcheux. Elle ne doit pas revendiquer pour elle-même l’inexorabilité de la vie, elle ne doit pas vouloir être plus qu’un jeu de vie. »32
L’école comme jeu de vie, et rien de plus. C’est ce que nous ont dit Quintilien, Rousseau et Freud et qui sait combien d’autres penseurs l’ont répété au cours des siècles. Il ne faut donc pas nous lasser de le répéter à ces Messieurs du ministère ! Et à nous-mêmes également, qui prétendons souvent, en tant qu’enseignants, nous approprier la prérogative de « l’inexorabilité de la vie » !
Mon expérience et mes lectures m’ont appris tout cela ; et aussi qu’il existe un monde en dehors de l’école et que nous devrions « éveiller l’intérêt pour la vie au-dehors, dans le monde », comme le dit Freud, parce que ce monde compte plus que tout le reste.
Donc, si je puis me permettre un conseil, je vous exhorte à emmener les enfants faire un tour dans les rues de la ville, à les rendre à leur environnement urbain naturel, auquel nous, les adultes, nous les avons trop longtemps soustraits, les enfermant dans l’air confiné de bâtiments souvent délabrés33 ; montrez-leur les maisons, les rues, les hommes et les femmes qui parcourent la ville, les activités humaines, faites-leur comprendre qu’ils vivent au sein d’une communauté où chacun doit accomplir sa tâche avec autant d’ardeur que l’autre. Dites aux enfants que leur tour viendra un jour de les remplacer et qu’ils devront en être dignes. Par beau temps, arrêtez-vous sur une petite place où il ne passe pas d’autos, s’il en existe encore34, et faites cours là, assis par terre. N’utilisez les bâtiments scolaires que les jours de mauvais temps, justement quand il est impossible de faire classe en plein air. Et ne craignez pas de séjourner dans le petit parc pour faire jouer les enfants. Je sais, il se peut que le chef d’établissement vous reproche de perdre du temps. C’est alors que vous citerez le bon Rousseau, je suis sûr que votre chef comprendra et qu’à la fin il vous laissera faire.
Notes
1 – Søren Kierkegaard, oeuvres complètes, t. XVII : L’École du christianisme, XII, 214, p. 171, Éditions de l’Orante, Paris, 1981, direction de Jean Brun, traduction de Paul-Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet-Tisseau.
2 – (note traduite de l’italien) Thomas Bernhard, L’origine, Milano, Adelphi, 1982, p. 20. Les Mémoires de Bernhard concernent la période où il était enfant à Salzbourg durant la Seconde Guerre mondiale, donc à un des pires moments de l’histoire de l’Humanité ; pourtant l’auteur étant parvenu à conférer à ses souvenirs une valeur universelle, son propos reste encore valable de nos jours.
3 – Cette citation, comme les suivantes, est tirée de : Giacomo Leopardi, Zibaldone, Allia, Paris, 2003, p. 1306, traduit, présenté et annoté par Bertrand Schefer.
4 – Marco Rossi Doria, Di mestiere faccio il maestro (Mon métier : maître d’école), cit. pp. 55-56. Il semble lui aussi être convaincu de la perversion du système éducatif italien. Après avoir affirmé que « dans notre pays, chaque année entre mai et juin – à la fin de l’année scolaire – une centaine de garçons et filles tentent de s’ôter la vie, dans plus de la moitié des cas en ayant annoncé leur intention, à l’école publiquement ou à travers des manifestations très claires d’angoisse », il écrit : « … nous appartenons à une espèce qui attaque ses enfants, nous ne les protégeons absolument pas, nous ne les aidons pas à grandir et nous ne savons ni préparer ni garantir un monde meilleur à notre descendance ».
Sur cette question, on lira également Sandro Onofri, Registro di classe (Journal de classe), Einaudi, Torino, 2000, pp. 25-28. En particulier pages 27 et 28, Onofri écrit : « On a du mal à admettre que les jeunes n’ont pas spécialement peur du présent, mais de nous. Nous ignorons les causes de leur suicide et nous, parents, enseignants, connaissances, qui devrions être à leurs côtés et prendre part à leur vie, nous tous sommes surpris. Et pourtant, n’étions-nous pas la génération des parents émancipés, les « parents amis », ceux qui avec leurs enfants parlent de tout, mais vraiment de tout ? Au contraire, nous avons construit ce présent : la solitude de nombreux adolescents, enfants laissés à la valse des baby-sitters, sans personne à qui confier leurs propres problèmes. Et par-dessus tout, personne qui ait assez de sensibilité pour les comprendre et les deviner intuitivement : ni la famille, encore moins l’école, ni quelqu’autre structure dont on n’a même pas l’idée dans nos villes. Est-ce que ce sont des exagérations et des jérémiades que de dire que nous avons tout raté ? ».
5 – (note traduite de l’italien) Israël Orbach, Bambini che non vogliono vivere (Des enfants qui refusent de vivre), Firenze, Giunti, 1988, p. 31.
6 – Saint Augustin, Les Confessions, I, ch. VIII.
7 – Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation, Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 74.
8 – Zibaldone, opus cité, 528-529, pp. 306-307.
9 – Les citations sont tirées de Giacomo Leopardi, Zibaldone, opus cité, 529-532, pp. 306-308.
10 – De vulgari eloquentia (De l’éloquence en langue vulgaire), D.V.E., I, IX, 4, pp. 566-567. Pour cette citation et les suivantes, on se réfère à Dante, Oeuvres complètes, traduction et commentaires par André Pézard, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, Paris, 1965.
11 – D.V.E., I, IX, 7, pp.567-568.
12 – D.V.E., I, IX, 11, pp.568-569.
13 – Racconti impensati di Ragazzini (Récits insolites d’enfants), présentés par Enrico de Vivo, Feltrinelli, Milano, p. 22.
14 – Sur toute cette question, on lira ce qu’écrit, en conclusion de son étude, Norbert Elias, Le Procès de la civilisation, t.2 : La dynamique de l’Occident, Calmann-Lévy, collection Pocket Agora, 1975, pp. 314-315, traduit de l’allemand par Pierre Kamnitzer.
« Le souci permanent du père et de la mère qui voudraient voir leur enfant maintenir les normes de comportement de la couche sociale dont il fait partie ou même adopter celles d’une couche supérieure, qui voudraient le voir s’imposer dans les luttes éliminatoires de sa propre couche, imprègne l’atmosphère dans laquelle l’enfant grandit, et ceci plus encore dans les couches moyennes, désireuses de s’élever, que dans les couches supérieures. Des craintes et des inquiétudes de ce genre occupent une place importante dans les règles et interdictions qu’on impose à l’enfant depuis sa prime enfance. Les parents les transmettent, en partie consciemment, en partie par l’effet d’un automatisme psychique, à leur progéniture par des gestes autant que par des paroles. Ils contribuent ainsi à entourer l’enfant d’un anneau incandescent d’angoisses intérieures, qui assignent des limites étroites à sa conduite et à ses sentiments, qui le lient – qu’il le veuille ou non – à certaines normes dans ses réactions de pudeur et de gêne, à certaines manières de s’exprimer et de se conduire. Même les préceptes qui entourent aujourd’hui la vie sexuelle et les angoisses automatiques qui l’accompagnent si souvent, ne répondent pas uniquement à la nécessité de réglementer et d’équilibrer le désir de tous ceux qui vivent ensemble. Ils découlent pour une large part de la tension extrême qui règne dans les couches supérieures et surtout moyennes de notre société. Ils se rattachent étroitement à la crainte de perdre ses chances de gain, son prestige, son haut niveau social, de succomber dans la dure compétition, crainte que le comportement des parents et des éducateurs inculque de bonne heure déjà à l’enfant. Même s’il est vrai que les craintes et contraintes des parents provoquent parfois ce qu’elles prétendent empêcher, que certains adolescents sont incapables, en raison des phobies et angoisses qu’on leur a inculquées, de soutenir victorieusement la compétition et de maintenir le prestige social de la famille, il n’en reste pas moins que les tensions sociales sont projetées sur le psychisme de l’enfant par les gestes, préceptes et angoisses des parents. »
15 – Umberto Galimberti, L’ospite inquietante. Il nichilismo e i giovani (L’Hôte inquiétant. Le nihilisme et les jeunes), Feltrinelli, Milano, 2007, p. 34.
16 – Citation de Quintilien, Institution oratoire, Livre I, 1, 20, Les Belles Lettres, coll. des Universités de France (Association Guillaume Budé), 1975, p. 61, traduction de Jean Cousin. Mais on lira aussi Institution oratoire, Livre I, 3, 15-17, p. 77, où Quintilien fustige le sadisme du précepteur antique et l’usage de méthodes violentes : « … Enfin, si vous contraignez le petit enfant par des coups, que faire à l’égard du jeune homme, envers qui l’on ne peut user d’une telle forme d’intimidation et qui doit acquérir des connaissances plus importantes ? Ajoutez que les élèves ainsi frappés sont souvent portés, par ressentiment ou par peur, à des actions vilaines à dire et qui seront bientôt pour eux un motif de confusion ; la honte brise l’âme et l’abat, et invite à fuir et à détester le grand jour. Si le soin apporté au choix des surveillants et des précepteurs a été insuffisant du point de vue moral, je rougis de dire à quelles actions déshonorantes se portent des hommes abominables en abusant de ce détestable droit de frapper, et, parfois, quelles occasions offre à d’autres aussi la crainte ressentie par ces malheureux enfants. Je n’insisterai pas sur ce point : ce qui se laisse deviner est déjà trop… ».
Étant entendu que ce qu’affirme Quintilien était tout à fait d’actualité dans l’école italienne il y a encore trente ans – et celui qui vous parle pourrait en apporter de nombreux témoignages -, ses propos valent comme critique de la violence psychologique et d’un certain sadisme très présent aujourd’hui dans l’école à chaque niveau et cycle.
17 – Pour bien comprendre cette dynamique, on lira Daniel Pennac, Chagrin d’école, Gallimard, 2007, page 32 et suivantes, dans lesquelles il est question de ce qu’éprouvait l’auteur en tant que jeune : « un besoin de vengeance proche de l’obsession » et « ce qui fait l’attrait de la bande » comme réaction « pour oublier ce sentiment d’étrangeté absolue à l’univers scolaire » qui l’a conduit à revêtir les habits du « vengeur solitaire ».
18 – Angelo Semeraro, Calipso, la nasconditrice (Calypso, la dissimulatrice), Manni, San Cesario di Lecce, 2003, p. 197.
19 – Sandro Onofri, Registro di classe (Journal de classe), op. cité, pp. 9-10.
20 – Sandro Onofri, Registro di classe (Journal de classe), op. cité, p. 63.
21 – Saint Augustin, Les Confessions, livre I, chap. XIV, Flammarion, GF, Paris, 1964, p. 30, traduction de Joseph Trabucco.
Saint Augustin parle de véritables tortures infligées par les maîtres : tormenta, quibus pueri a magistris affligebamur (Les Confessions, livre I, chap. IX), et tout cela non pas parce qu’il était en retard dans ses études, mais parce que « j’aimais jouer ». Le résultat sera, comme on sait, ce cas de vandalisme juvénile que saint Augustin raconte dans le célèbre épisode du poirier entièrement dépouillé de ses fruits (Les Confessions, livre II, chap. IV) pour le seul plaisir de faire le mal.
22 – Sandro Onofri, Registro di classe (Journal de classe), op. cité, p. 79.
23 – Angelo Semeraro, Calipso, la nasconditrice (Calypso, la dissimulatrice), op. cité, p. 10.
24 – Sur ce sujet, Marco Rossi Doria, Di mestiere faccio il maestro (Mon métier : maître d’école), op. cité, p. 194, écrit : « Tu es vraiment laid ». Voilà ce que me dit une très belle petite fille de cinq ans. « Tu es laid et tu es vieux. Tu dois mourir longtemps avant moi ». Je souris en moi-même, mais ça m’embête qu’elle me trouve vieux. C’est moi qui dois mourir en premier. Dans le fond, sans qu’on le veuille, il se peut que nous enseignants éprouvions de l’envie face à la vie qui continue après nous.
25 – Domenico Starnone, Solo se interrogato. Appunti sulla maleducazione di un insegnante volenteroso (Seulement quand on est interrogé. Remarques sur la mauvaise éducation d’un enseignant plein de bonne volonté), Feltrinelli, Milano, 1995, p. 7.
26 – Gianni Celati, in Racconti impensati di ragazzini (Récits insolites d’enfants), op. cité, pp. 23-24.
27 – Robert Walser, Les Rédactions de Fritz Kocher, Gallimard, coll. Du monde entier, Paris, 1999, traduit de l’allemand (Suisse) par Jean Launay.
28 – Je l’ai expérimenté moi-même dans mes classes et je dois dire qu’il m’a été très difficile de persuader mes élèves qu’écrire un sujet libre ne signifie pas se donner un plan comme le ferait l’enseignant, mais suivre le cours de ses pensées, et être prêts à voir où cela conduit.
29 – Émile ou de l’éducation, op. cité, p. 132.
30 – Émile ou de l’éducation, op. cité, p. 55.
31 – On lira avec intérêt ce que dit Søren Kierkegaard sur l’art de l’éducation pour bien comprendre ce qu’il faut de « légèreté » – ou mieux de disponibilité et de précautions – pour bien faire notre travail : « L’art est d’être toujours présent sans cependant l’être, afin que l’enfant puisse se développer de lui-même, mais sans qu’on perde jamais une vue nette de tout ce qui se passe. L’art, c’est par-dessus tout de laisser l’enfant à lui-même le plus largement possible, et de donner à ce semblant d’abandon une forme telle qu’en même temps on sache tout sans être remarqué. » (Le Concept de l’angoisse, Gallimard, coll. Idées n° 369, Paris, 1969, traduit du danois par Knud Ferlov et Jean-Jacques Gateau).
32 – Sigmund Freud, Contributions à la discussion sur le suicide, in Oeuvres complètes, Psychanalyse, Presses Universitaires de France (P.U.F.), Paris, 1993, vol. X (1909-1910), p. 77, traduit de l’allemand par Janine Altounian, André Bourguignon, Pierre Cotet et Alain Rauzy. On lira du même auteur : Sur la psychologie du lycéen, in Résultats, idées, problèmes, P.U.F., coll. Bibliothèque de psychanalyse, Paris, 1998, t. I, pp. 227-231.
33 – Marco Rossi Doria, Di mestiere faccio il maestro (Mon métier : maître d’école), op. cité, p. 196, écrit : « L’école ne possède presque jamais de lieux pour changer d’air, d’espaces neutres de décompression qui modifient l’ambiance, facilitent la relation éducative d’égal à égal et permettent d’avoir un minimum de temps à soi. De ce point de vue elle reste une institution totale, d’où, pour toute consolation, l’on ne sort que pour se rendre aux toilettes ».
34 – cf. Sandro Onofri, Registro di classe (Journal de classe), op. cité, p. 35 : « À vrai dire, l’autoritarisme des adultes se trouve scellé dans les murs de nos cités, c’est un fait anthropologique. Notre monde a conçu des rues sans espaces pour les adolescents : il y a des usines, des magasins, mais les écoles fonctionnent mal, les centres sportifs sont chers… ».
(2010/2014)
(Traduzione di Annie et Walter Gamet)