di Gianluca Virgilio
C’était un soir de fin mai, il y a quelques jours. Je me trouvais en compagnie de quelques amis qui, sur un ton d’envie et de réprobation, me parlaient d’un notable connu d’une localité voisine de la nôtre, un homme d’un certain âge, en train de céder en douceur sa charge à ses enfants. Il avait acheté à ses deux fils, me disaient-ils, une villa à la campagne, une autre à la mer, un bateau hors-bord et une Mercedes de sport décapotable, pour chacun d’eux, cela s’entend, juste pour être équitable ; et pour me donner une claire vision de ces dépenses, ils citèrent aussi un certain industriel de la région qui fait ceci et cela, achète ici et là, certes à une plus grande échelle que le notable susdit, ce dernier l’ayant évidemment pris pour modèle. Comme on le sait, l’homme est un primate, il procède par imitation. L’industriel est surnommé Berlusca car, dans chacune de ses actions, il semble s’inspirer de Berlusconi, tant et si bien qu’il y a quelques années, il est, lui aussi, descendu dans l’arène pour sauver la province tout entière des communistes. J’ai eu, comme cela, une illumination et me suis dit : « regarde un peu notre société, ne ressemble-t-elle pas à celle des Égyptiens de l’Antiquité, une pyramide qui repose sur le principe de l’imitation : le notable imite Berlusca, Berlusca imite Berlusconi, qui, comme on sait, imite le Père éternel. Ça marche comme ça », me suis-je dit en mon for intérieur me sentant plutôt victime, parce que je ne parvenais pas à accorder à ma propre personne d’autre rôle que celui de la base souffrante qui soutient à grand-peine le reste de la pyramide imitative. Face à de si grandioses exemples, de fait, on n’a guère le choix : ou bien on s’indigne, ou bien on fait la victime. Pourtant, moi aussi je suis un imitateur, mais si petit qu’en fin de compte, mes imitations ne sont pas très significatives et elles risquent toujours d’être excessives et prétentieuses, quand elles ne restent pas au stade de purs songes. Par conséquent, dans un élan instinctif de moraliste, j’ai jugé que j’allais donner raison à mon père, si ce n’est qu’il me l’a répété trop souvent, qui depuis des années ne cesse de me dire que la bourgeoisie a échoué, que notre classe dirigeante a toujours été, ou presque, incompétente, et de toute façon pas à la hauteur de son rôle, etc. Et des citations à n’en plus finir de Gobetti, de Gramsci, de préférence, avec moult incursions chez les experts des problèmes de l’Italie méridionale, c’est clair.
Ainsi, de pensée en pensée, prenant congé des amis envieux et indignés, sans rien dire de mon sentiment de victime ni de l’indignation de mon père, m’est venue à l’esprit cette Adele Lehr, directrice au siècle dernier des Écoles Normales de Milan, mère d’un garçon plutôt névrotique nommé Carlo Emilio, laquelle voulut à tout prix – et le prix était élevé – une villa à Longone al Segrino dans la Brianza, sans s’occuper du fait qu’à la maison il y avait de moins en moins d’argent, parce que le commerce de la soie de son mari périclitait à cause de la concurrence japonaise, et que les enfants grandissaient, et qu’en grandissant ils allaient coûter de plus en plus. Non, la villa, il fallait la construire à tout prix : appartenait-on, oui ou non, à la grande-bourgeoisie-de-souche-milanaise de la meilleure espèce ?
Comme souvent, la vanité de la mère fut la névrose du fils, de ce fils ingénieur imaginé, désiré, voulu, – je dirais presque avec concupiscence – par une mère grande-bourgeoise-de-souche-milanaise. Les maladies génèrent les anticorps et Carlo Emilio fut un sain, très sain anticorps. Il grandit et obtint son diplôme d’ingénieur, mais il fut écrivain, et en tant qu’écrivain, il tourna la vanité maternelle en dérision : « Des villas, des villas ! ; petites villas huit pièces, deux salles de bain ; villas princières quarante pièces, ample terrasse vers les lacs, vue panoramique du Serruchòn – potager, verger, garage, conciergerie, tennis, eau potable, puits d’une contenance de plus de soixante-dix mètres cubes : – exposées sud ou sud-ouest, protégées de la tramontane et du pampéro par des ormes ou l’ombre séculaire des hêtres, mais non pas des rafales d’hypothèques… » (La connaissance de la douleur). La vue panoramique du Serruchòn : ne croirait-on pas voir les Padùli, les Vore, le Guidano, les Piani, ou quelqu’autre hameau de chez nous, avec les villas, petites, princières, pour lesquelles beaucoup rembourseront des prêts bancaires pendant toute leur vie ?…
De toute façon, ce ne sont pas mes affaires. Revenons à Gadda et à la grandeur de sa mère. C’est lui qui dut vendre, par la suite, la villa inappropriée.
Je pensais à tout cela après la conversation avec les amis ; il faudrait bien que quelqu’un se charge de se payer la tête de nos parvenus, anciens et nouveaux, authentiques et faux, pour qu’ils comprennent une fois pour toute qu’une villa peut aussi faire le malheur de celui qui la possède et qu’une Mercedes très rapide est belle à voir, mais que, si on appuie trop sur l’accélérateur, on peut aussi aller s’écraser quelque part, comme le pauvre Trussardi il y a quelques temps sur le périphérique est de Milan, Dieu ait son âme ! Il vaut mieux aller doucement, alors autant avoir un véhicule utilitaire qui coûte moins cher et qui préserve la santé. Que de choses sont dites, ou seulement pensées, pour éviter d’être rongé par l’envie ! Puis, tout en rentrant tout doucement à la maison en scooter, m’abreuvant de l’air tiède de mai et me consolant quelque peu, voici que je me suis souvenu que nous étions justement le 21 mai, date de la mort de Gadda, en 1973, pauvre Carlo Emilio. Qui sait quel temps il faisait à Rome ce jour-là !
Ce matin du 21 mai 2003, c’est à dire il y a quelques jours, j’avais lu quelques journaux et je n’avais pas trouvé un seul article rappelant l’anniversaire. Comment se peut-il qu’il ne soit venu à l’esprit d’aucun journaliste une quelconque association d’idées propre à lui faire découvrir que c’était le jour du trentième anniversaire de la mort de Gadda ? Comment se peut-il que, parmi les nombreux descendants de Gadda, aucun n’ait survécu pour se souvenir du « grand Lombard » ? Trente ans suffisent-ils donc à faire oublier un des écrivains les plus significatifs de notre histoire récente ? Est-ce qu’ils se souviendront de lui le 14 novembre 2003, ai-je pensé, le jour du cent-dixième anniversaire de sa naissance ? Gadda était un épicurien, le succès des dernières années l’avait plus irrité que flatté et je suis sûr qu’il aurait volontiers accepté de voir passer inaperçue ce qu’on peut définir comme « l’année gaddienne ». Mais les célébrations concernent les vivants et dans une moindre mesure les morts. Pourquoi donc personne n’en a-t-il parlé ?
J’ai pensé à nouveau au notable connu. Savait-il, lui, ce qu’a écrit Carlo Emilio Gadda ? J’allais céder à la vaine confrontation entre culture (la mienne, petite) et richesse (d’autrui, toujours grande, du moins pour qui pense que tout ce qui brille est de l’or), entre savoir et pouvoir, comme me l’avait enseigné mon père dès mon enfance, et on sait que les pères se trompent souvent : « savoir, c’est pouvoir » disait-il, et moi, à présent, je ne sais presque rien et j’ai très peu de pouvoir (et inversement, il avait donc raison mon père ?). Ce qui me semblait certain en revanche c’est que le notable connu, le Berlusca local, et encore plus le Berlusconi national, si par hasard ils avaient lu les livres de Gadda, assurément ils y auraient trouvé les raisons de ne pas les apprécier ; pendant qu’au contraire ils furent tous d’accord pour préparer de grandes festivités pour ce brave Oreste Macri ! – Mais qui est Oreste Macri ? avaient-ils dit, sauf qu’ils assistèrent ensuite à toutes les commémorations – . C’est ainsi que moi j’ai décidé de produire ce tout petit écrit en l’honneur de Carlo Emilio Gadda et de le dédier à tous les notables connus du monde, avocats, dentistes, pharmaciens, et aux docteurs de toute sorte et de toute science, et aussi aux plombiers, ouvriers du bâtiment, électriciens, bref à toutes les catégories que Gadda ami de l’accumulation aurait énumérées page après page sans se lasser ; à tous je dédie, dans un but de vulgarisation, cet écrit à la mémoire de Gadda, à trente années de sa mort, et je le dédie également au Berlusca local et au Berlusconi national. Peut-être qu’ils le liront et en tireront quelques sujets de réflexion.
C’est le soir et je suis triste : en fermant le garage de ma maison où j’ai remisé le scooter, au moment où le soleil est bas à l’horizon, je pense à la fabuleuse journée que le fils du notable connu a passée dans son hors-bord, fendant les ondes de la mer ionienne. À l’heure du dîner, il file vers sa maison à bord de sa Mercedes décapotée, les cheveux au vent, retenus à grand-peine par les lunettes de soleil posées comme une couronne. Il garera l’auto dans le jardin de la villa princière aux toits en pente, entre deux parterres de gazon anglais (que ce soit à Voghera, à Galatina ou a Capo Passero, peu importe), et il enlacera sa petite femme qui tout en l’attendant anxieusement, aura donné ses ordres à la Philippine ou la Roumaine de service pour la préparation du dîner aux chandelles (son fils est déjà au lit ou ailleurs, de toute façon, bon débarras). Tout sera fait avec grâce, papa a tout offert. Puis, pour faciliter la digestion, un roman de Barrico suffira, et ce sera même trop, au père et au fils. Au diable les hypothèques ! Au diable Gadda !
(2003)
(Traduzione di Annie et Walter Gamet)