di Gianluca Virgilio
Réfléchir sur la culture citoyenne signifie observer ce qui se passe autour de soi, ne jamais sous-évaluer les émotions, les comportements, les gestes des gens qui risquent d’être de moins en moins spontanés et de plus en plus convenus et encadrés. Ainsi contribue-t-on à l’élaboration d’une nouvelle culture collective, la préservant de toute conception reposant sur la séduction et l’édification, comme des stéréotypes dominants. Malheureusement les politiques locaux s’avèrent de plus en plus incapables de « provoquer » – comme on le dit de la réaction chimique – une telle culture, perdus qu’ils sont dans ce qui occupe une grande partie de leur vie : la recherche de la visibilité – terme qui résume l’individualisme narcissique et autoréférentiel de notre classe politique. Et si l’homme politique perd les trois quarts de sa journée à contrôler chaque matin ce qu’on dit de lui dans la presse locale et à chercher ensuite à en influencer le jugement, l’homme de culture, celui qu’autrefois on qualifiait d’intellectuel, semble tout aussi incapable de peser dans le tissu social ; ce dernier vit encore, comme le Don Ferrante de Manzoni, très solitaire, entre les livres de sa bibliothèque privée, s’adonnant dignement à son travail dans son cabinet professionnel. De bons avocats, de bons professeurs, des ingénieurs et experts de toute sorte, de bons docteurs de toutes sciences, on n’en manque pas dans la cité ! Entre le politique et l’homme de culture, il y a donc cette différence : le premier s’agite – d’autant plus à l’approche des élections – pour donner libre cours à son ambition personnelle, il va de-ci, de-là en quête de consensus, d’approbation, d’applaudissements ; le second cultive son petit jardin de son mieux, publiant une fois par an un recueil de poésies, un roman, un essai ou quelque chose de ce genre, dont il fait régulièrement la publicité dans le Palais de la Culture avec le parrainage de l’Administration municipale et le concours du politique local. La présentation d’un livre, une exposition artistique, un congrès de spécialistes et autres manifestations semblables sont les occasions de rencontres entre la classe politique et la classe intellectuelle, cette dernière y assure la visibilité de l’autre, étalant son propre assujettissement avec complaisance, snobisme dans le meilleur des cas et, démocratie oblige, quelque sens critique toujours assez retenu pour ne pas susciter de mécontentement à l’issue imprévisible. Ensuite, après l’événement – autre mot-clé d’un monde dans lequel politique et culture ont trop longtemps marché main dans la main – , chacun retourne chez soi s’occuper de ses affaires, comme si la cité n’existait pas, comme si elle était un non-lieu à traverser en auto, tout droit vers le Palais de la Culture, sorte de fortin accessible de temps en temps à quelques-uns, comme si la cité n’était pas, ou ne devait plus être, le lieu de notre vie quotidienne et que l’amélioration de ses conditions ne nous concernait pas ; comme si, finalement, la Culture habitait un Palais, et qu’il revienne à quelques citoyens, en moyenne une ou deux fois par mois, d’aller assister à son réveil, pour ensuite la laisser placidement dormir jusqu’à l’événement suivant. Il faudrait se demander une bonne fois pour toutes qui en tire profit et a avantage à conserver un statu quo, dans lequel apparaît évidente l’incapacité, je dirais même l’impossibilité citoyenne d’élaborer une culture collective autonome, ce qui ne veut pas dire esprit de clocher, mais aptitude à répondre aux exigences des habitants de la cité du XXIe siècle. On préfère, en revanche, attendre les propositions de l’extérieur ; elles arrivent quand cela en arrange certains et sont mises en oeuvre par quelques dizaines d’habitants, sûrs d’en retirer un profit personnel, tandis que l’ensemble n’y participe pas et n’élabore aucun type de culture, si ce n’est celle de l’événement médiatique – pour que la visibilité soit assurée – et celle du profit marchand, quitte à concentrer après coup des formes de protestation stérile quand la carence administrative lèse l’intérêt particulier, corporatiste et catégoriel. Chacun dans ses murs, fort de sa spécialisation à mettre au service, certainement pas du bien collectif, mais de son enrichissement personnel. Chacun pour soi et Dieu pour tous : telle semble être la devise de l’individu-citoyen ; lequel doit se contenter de la culture préfabriquée par quelque opérateur de marketing, qui de son bureau, destine à la cité des formes de spectacle dont le but est le divertissement de masse d’un soir ainsi que le consensus électoral en faveur de quelque personnage choisi en haut lieu par l’appareil des partis en vue des futures élections. Il apparaît alors clairement que la culture de l’événement et de la visibilité est la première responsable de l’effondrement de toute culture collective ; celle-ci, à vrai dire, naît des exigences réelles des gens, elle en exprime le mode de vie urbain, elle intègre l’idée que la cité est le lieu de rencontre entre les hommes qui l’habitent, et non pas un terrain neutre où l’on vit enfermé dans des maisons qu’on ne quitte que pour traverser la ville et aller directement régler ses affaires, ou bien dans son temps libre, pour faire des achats, ou enfin s’adonner à des divertissements imaginés par d’autres, selon l’usage antique résumé dans la formule panem et circenses.
En attendant, dans cette désagrégation du tissu social et culturel, où l’on constate la disparition des partis, mais pas de leur secrétariat avec cohortes de bureaucrates et porteurs de serviette, où l’on ne trouve plus aucune forme d’engagement associatif, paradoxalement fleurissent partis et associations ! Ils sont comme des squelettes sans nerfs et sans chair, des chrysalides dont le papillon a pu naître et mourir sous l’effet d’un insecticide abondamment répandu dans les rues de la cité parcourue de voitures considérées par leurs conducteurs comme le prolongement de l’habitation privée, d’où l’individu regarde le monde dont il se sent de plus en plus étranger au fil des années. L’insecticide répandu à profusion qui a stérilisé les espaces urbains, cette culture de l’événement et de la visibilité, dis-je, génère l’incapacité de penser à ce que pourraient être les biens communs, c’est à dire ceux dont chacun a besoin et qui permettraient de s’élever et d’accéder à une vie meilleure. Combien y a-t-il d’associations reconnues dans la cité, vingt, cinquante, cent ? Autant que dans les partis, il y a dans les associations des présidents et des secrétaires à gogo, tous imbus de leur rôle de chef et sous-chef. Mais ce qui manque, ce sont les adhérents, donc les idées. Les associations en réalité servent à soutirer des sous à la Commune, à la Province, à la Région, institutions pensées comme de grasses vaches à lait qu’il suffit simplement de traire ; et alors autant fonder une association légalement agréée, qui un jour prend les sous et le lendemain les rend au politique concerné sous la forme d’un paquet de voix. En attendant, fleurissent les cercles de burracco et autres du même genre. On vient aussi, paraît-il, de l’extérieur pour jouer en ville. Bon, je ne veux en aucun cas dénigrer le burracco, mais qu’il doive être notre seul titre de gloire, cela me semble un peu exagéré.
Le soir, la ville apparaît pour ce qu’elle est : lieu de passage pour les uns qui se rendent en voiture dans les localités voisines, dortoir pour les autres qui rentrent passer la nuit à la maison et la quittent le lendemain pour rejoindre directement le lieu de travail. Celui qui a de l’énergie en trop à dépenser peut toujours s’inscrire à la gym, à la piscine ou dans une école de danse – on en trouve à foison en ville – , où il pourra prendre soin de son corps, le modeler suivant les clichés de la télévision, dans l’espoir d’y être appelé un jour. Celui qui cède à la paresse ou simplement à la fatigue d’une journée de travail, se contente d’une, deux, trois heures de télé, avant de s’endormir dans un état d’abrutissement dément et désespéré. Et en plus, les jours de fête, celui qui le peut s’évade, à la recherche de quelque loisir loin de la ville, se soumettant même à cinq ou six heures de voiture ; celui qui reste, faute de moyens pour partir, s’ennuie sur les itinéraires balisés d’une promenade de plus en plus passive et aussi privée de sens qu’un rituel aux origines et à la finalité apparemment oubliées et qui, d’ici peu, sera soumise à la vidéo-surveillance. Même les jours du carnaval sont devenus tristes : cette fête collective où autrefois les différentes classes sociales de la cité se donnaient rendez-vous pour se mêler et se moquer les unes des autres, dans un moment de saine régénération communautaire, finit par ressembler à un carême à cause de la désagrégation sociale à l’oeuvre.
Que faire, donc, devant un tel délabrement ? Avant tout, réfléchir sur l’état de la cité, prendre conscience des vrais problèmes, penser que la situation actuelle est, non pas un état de nature immuable, mais le fruit d’une culture faite par des hommes plus tournés vers le profit individuel que vers le bien public ; et ensuite apprendre que la fondation d’une nouvelle culture collective ne passera que par un changement de nos comportements individuels qui, additionnés, pourraient constituer une nouvelle manière d’être ensemble dans la cité. Autrefois, il existait un esprit associatif vigoureux et puissant, une vie collective saine, parfois contradictoire et conflictuelle, il existait beaucoup de vitalité dans les regroupements spontanés, les cercles culturels, les rassemblements de jeunes : la cité avait des représentants politiques au plus haut niveau de la vie nationale. C’étaient les deux faces de la même médaille. Pourquoi – mutatis mutandis, ce qui signifie que je ne suis en aucune façon nostalgique du passé – devrions-nous perdre l’espoir d’un retour de tout cela ?
(2008/2013)
(Traduzione di Annie et Walter Gamet)