di Gianluca Virgilio
Jamais il ne mourrait, il avait sept vies comme les chats, c’est ce qu’on disait de lui, depuis qu’à l’âge de quinze ans il parcourait les rues de la ville sur une Morini 50 sans pot d’échappement, dans un vacarme tel qu’à son passage les vitres des fenêtres tremblaient et que même les murs des maisons semblaient secoués. Qui sait combien de fois ses concitoyens l’ont maudit ! Mais Fefé passait à toute vitesse, disparaissant au coin de la rue, couché sur sa selle et touchant presque l’asphalte du genou au premier virage qu’il prenait. Les malédictions tombaient dans le vide sans même l’effleurer.
Je me rappelle bien, comme si c’était hier, ce qui se passait sur le circuit du terrain de cross, près de l’abattoir communal. Fefé sautait sur les buttes comme un fou et tous ses amis au bord de la piste l’y encourageaient, avec un peu de méchanceté et contre tout bon sens, car sa moto n’était pas faite pour le cross. Dès cette époque, il pouvait mourir, comme Mimmo qui, lors d’une chute de moto, se fracassa la tête dans la grande courbe longeant la baie de Gallipoli entre Les Canne et Rivabella ; ou comme Marco qui alla heurter un olivier avec la voiture de son père et dont on dit par la suite qu’il était ivre.
M’apprêtant à raconter cette histoire, j’ai conscience que seul un ensemble de circonstances fortuites fit que je n’ai pas pris part aux rites secrets qui s’accomplissaient le soir, soit dans une auto près du cimetière ou derrière une butte du terrain de cross, quand personne ne l’utilisait, soit aux alentours de la guérite ferroviaire dans une maison de cantonniers sale et inoccupée. J’étais un petit garçon à cette époque et ces jeunes réunis à l’écart me semblaient vénérer une divinité inconnue et mystérieuse ; je ne savais pas – et eux-mêmes ne le savaient pas non plus – qu’ils célébraient un rite dont ils ne tarderaient pas à devenir des victimes sacrificielles.
À vingt-deux ans, Fefé rencontra Fanny, elle en avait seize, ils s’éprirent l’un de l’autre. On les voyait toujours à deux, quand on en voyait un, on pouvait être sûr de voir l’autre. Leur manière de marcher ensemble, lui devant, elle un pas en arrière, était étrange. Pourtant, de toute évidence, il n’y avait en Fanny nulle soumission d’ordre psychologique à l’égard de Fefé, plutôt une espèce de désir de le suivre et de percevoir ses mouvements. À cette époque-là, je n’étais pas l’ami de Fefé, qui me semblait bien plus âgé que moi et quasi inaccessible ; en revanche, j’allais souvent voir Fanny, ma camarade de classe, et nous faisions nos devoirs ensemble.
Fanny était une jeune fille renfermée et introvertie, elle ne réussissait pas à l’école et personne n’avait jamais compris pourquoi. Sa rencontre avec Fefé lui donna l’impression de renaître et d’avoir enfin un but dans la vie. Dès lors, elle se mit à étudier et ne tarda pas à être la première de la classe. Fefé et Fanny, je le sais, conclurent un pacte qui interdisait pour toujours à Fanny de chercher à connaître l’effet de l’injection dans les veines de cette substance blanchâtre qu’on appelle héroïne. Elle avait eu plusieurs fois la curiosité d’essayer, mais s’en était abstenue pour ne pas violer le pacte qui l’unissait à Fefé. Je le sais avec certitude car elle me racontait tout, d’une certaine manière en guise de compensation. Il n’est pas facile d’expliquer cela, mais Fanny savait que j’étais amoureux d’elle, intensément et secrètement, et qu’en recevant ses confidences, je me sentais du moins un peu récompensé. Bien sûr Fefé l’avait compris, mais il ne s’opposait pas à nos rencontres, parce qu’alors il me considérait comme un adolescent immature.
Je le revois, Fefé, créant le scandale lors de ses interventions dans les assemblées convoquées par la municipalité pour discuter du problème de la drogue, dénigrant, avec ses phrases sans suite, insolentes jusqu’à friser l’injure, les « encravatés » comme il les appelait ; je me rappelle ses discours improvisés ponctués de longs silences, comme ses confessions que personne n’aurait voulu entendre, surtout pas dans un débat public sur la drogue ; et l’embarras général, puis les protestations des « encravatés » prêts à recourir à la police pour expulser un dément pareil ! Et lui partait, accompagné de Fanny, de l’avis de tous une droguée elle aussi. Beaucoup pourtant lui enviaient sa compagne inséparable, se demandant comment une si jolie fille pouvait rester avec un fou drogué comme Fefé.
Puis vint le temps des cures, des hospitalisations, de la méthadone, de la désintoxication. De ce calvaire, je me rappelle les spasmes irrépressibles lors de crises qu’il ne pouvait cacher sur la place centrale, les courses vers l’hôpital dans sa Fiat 500 noire, au pot d’échappement pétaradant, qui avait remplacé la moto Morini du temps de ses incursions en ville. Fanny passait des journées entières au chevet de Fefé, telle une infirmière prévenante, une sœur plus qu’une amante. Fanny assise dans la salle d’attente de l’hôpital, un livre à la main, lisant à la lumière des néons, attendant le réveil de Fefé, cette image reste encore gravée dans ma mémoire.
Je ne sais comment elle a passé l’horrible enfer des journées ennuyeuses, inutiles, sans espoir, et supporté les nombreuses rechutes de Fefé, je ne sais quelle force lui a permis de repousser la conscience de sa fin imminente, alors que tout autre aurait perdu les dernières illusions de le voir sauvé.
Après le lycée, Fanny s’était inscrite à la faculté de médecine, passant ses examens avec régularité. Elle revenait souvent chez elle pour rencontrer Fefé, être avec lui quand il ne pouvait prendre le train pour la rejoindre.
Un jour, toute la ville parla de Fefé. Il s’était jeté, disait-on, du dixième étage d’un hôpital dans une ville du Nord où il s’était rendu pour se désintoxiquer et il s’en était sorti ! Il s’était jeté par la fenêtre de la salle de bain, pour en finir avec cette vie de souffrance, il était tombé dans le vide jusque sur une bâche, de celles qui protègent les balcons du soleil l’été et qu’on oublie de replier l’hiver, et de là il avait rebondi pour atterrir sur un tas de neige dans la rue : vivant, sans même une égratignure !
À partir de cette époque, il ne toléra ni ne supporta plus rien, ce fut le temps de la réclusion ; et ce temps, j’ignore comment Fanny et Fefé l’ont vécu, car pendant des années les circonstances de la vie nous ont séparés et nos rencontres se sont faites de plus en plus rares.
Puis j’appris que Fefé avait réussi à arrêter et à se désintoxiquer.
Je l’ai revu pour la dernière fois il y a deux ans : il n’allait pas très bien comme le montraient son visage amaigri, son teint livide et sa respiration par moments haletante. C’était par une nuit d’été, une de ces nuits à la chaleur étouffante durant lesquelles, sur la place centrale, on bavarde jusqu’à trois heures du matin, parce qu’on n’a pas envie de quitter ses amis ni d’aller dormir. Nous avions reconduit Fanny chez elle – une fois sa résistance vaincue, car elle voulait toujours être la dernière à être raccompagnée – et nous nous attardions, Fefé et moi, dans ma voiture, au beau milieu de la place semi-déserte, sans raison, du moins c’est ce que je croyais. Il avait trente-quatre ans et la différence d’âge entre nous n’avait plus la même importance qu’autrefois.
Il voulait me parler : il fallait faire tout son possible pour « éduquer » les jeunes à se tenir loin de la drogue, me répétait-il, cette pensée semblait l’obséder. Il employait sciemment le terme « éduquer », sachant que j’avais trouvé un poste d’enseignant dans une école du Nord. Oui, il avait raison, lui disais-je, mais j’avais beau lui exprimer mon accord, il ne semblait jamais satisfait, il y percevait un certain manque de sincérité ; peut-être parce que, sans m’en rendre compte, je souriais ironiquement, considérant en mon for intérieur la brièveté du cours de sa vie – dès cette époque, en fait, j’en percevais le terme – ou bien simplement las de bavarder, voulais-je m’en retourner chez moi. Le bruit courait en ville que Fefé avait le sida et qu’assurément cette fois il n’en réchapperait pas.
Aujourd’hui, Fefé est mort, à cause, dit-on, d’un refroidissement ; personne ne le verra plus circuler dans les rues et l’on ne parlera plus de lui, ni en bien ni en mal. Je vais souvent retrouver Fanny qui à présent exerce comme médecin dans un hôpital. Je sais qu’elle a plaisir à me revoir. Je lui rappelle le temps de notre jeunesse où j’étais amoureux d’elle et elle de Fefé qui aujourd’hui n’est plus.
(Traduzione di Annie et Walter Gamet)