J’ignore s’il est possible de trouver quelqu’un, de bonne ou de mauvaise foi, pour soutenir que dans le monde actuel il n’y a plus de classes sociales. Évidemment, sans classes, il n’y a pas de lutte des classes non plus et nous voilà tous rassurés : nul spectre ne rôde en Europe pas plus que dans le monde. Ceux qui sont de cet avis ne croient certainement pas à la disparition de l’inégalité sociale, car il faudrait être aveugle pour ne pas voir que certains ont de l’argent et d’autres pas ; mais l’idée qu’en démocratie la voie du succès n’est interdite à personne, leur est une garantie que l’inégalité est un concept relatif dont chaque pauvre peut expérimenter en personne la relativité, sauf que ce dernier doit être en mesure de prendre la bonne route : celle qui conduit à gagner beaucoup, beaucoup d’argent.
Si l’on n’a pas beaucoup d’argent, ce n’est pas qu’on ait été empêché d’en avoir (l’inégalité serait alors un mal absolu, contraire à la démocratie), c’est qu’on est coupable de ne pas s’être donné la peine d’en avoir. Le pauvre, donc, est doublement coupable : d’abord, par sa négligence, il n’a pas su gagner beaucoup d’argent, ensuite par sa propre existence, il est pour le monde une preuve de l’inégalité parmi les hommes, et c’est mal de perturber la sérénité de celui qui n’est jamais coupable, le riche.
Au début du mois d’août 2011, je me trouvais à Londres pour de brèves vacances avec ma famille, quand éclatèrent les émeutes. Sans crier gare, des milliers de jeunes et de moins jeunes des grandes villes anglaises, cessant de baisser la tête et de se sentir coupables de leur pauvreté, se révoltent ; ils brûlent des voitures, de luxe de préférence, assaillent des banques, détruisent des vitrines et surtout pillent à l’envi, principalement les appareils électroniques tant convoités, téléviseurs, ordinateurs, chaînes stéréo, téléphones portables, tablettes, etc. Vous voulez savoir si je suis un témoin oculaire ? Eh bien, ma famille et moi, comme tous les touristes en séjour à Londres, nous n’avons absolument rien vu. Un cordon de policiers en tenue anti-émeute avait bouclé le quartier en proie aux saccages, le métro circulait sans jamais s’arrêter à la station Tottenham où les visiteurs du British Museum auraient dû descendre. Je n’ai rien vu d’autre, en passant rapidement en métro, que la station salie par les flammes du récent incendie, et de retour à l’hôtel, les images retransmises par la télévision, ces mêmes images regardées dans le monde entier.
Le pauvre est coupable pour une troisième raison, il se rebelle. La triple faute fait de lui un paria qu’on identifie, isole et punit. Je n’avais pas encore quitté Londres que commençaient à circuler les portraits des visages de ces coupables contre lesquels ne tarda pas à se déchaîner la chasse à l’homme. Sur ces entrefaites, en me promenant avec ma famille à Hyde Park, j’entendis un vacarme qui provenait de l’autre côté de la ville, au-delà des eaux paisibles de la Serpentine. Ce sont sûrement d’autres révoltés, avons-nous pensé. Mais non, c’étaient les commerçants « londoniens » qui défilaient munis de balais : des Noirs, des Indiens, des Pakistanais, etc., c’est-à-dire tous ceux qui avaient subi des dommages lors des émeutes et qui à présent réclamaient à grands cris le nettoyage immédiat des rues, car business is business, il fallait revenir à la normalité. Londres la riche, la civilisée, évacuait saleté et émeutiers à coups de balai, les émeutiers comme de la saleté, sous le tapis de ses propres affaires.
C’est ainsi que le pauvre, trois fois coupable, est peu à peu repoussé à coups de balai vers la périphérie des grandes villes, d’où il revient de temps en temps, de plus en plus violent. Dans les villes, de puissantes murailles ne vont pas tarder à s’élever autour des centres historiques où seuls les consommateurs payants seront admis à séjourner brièvement. D’ailleurs, n’est-ce déjà pas le cas dans nos cités d’art (Venise, Florence, Rome, etc.), transformées pour la joie des touristes du monde entier en Disneyland artistique payant ?
Je ne considère pas ces émeutes comme un exemple de lutte des classes. Pour le vieux Marx qui a toujours quelque chose à nous dire, la classe, pour exister, doit avoir une conscience, la conscience de classe justement, qui constitue le premier pas vers la libération. Indépendamment de la justesse de ce raisonnement, moi à vrai dire je ne sais pas si, à Londres, ces pauvres en proie au désespoir avaient une telle conscience. Ils n’avaient probablement que la conscience d’être des parias auxquels la révolte offrait la possibilité de s’emparer de tout ce qui autrement leur aurait été inaccessible. Le pauvre n’est pas celui qui veut subvertir un ordre, mais celui qui voudrait faire partie de cet ordre et qui en est repoussé, parce que dans cet ordre il n’y a pas de place pour tout le monde.
Ainsi les jeunes de couleur des banlieues parisiennes, les black block qui ont porté leurs dévastations dans les villes d’Italie et d’ailleurs, que sont-ils si ce n’est l’expression du malaise d’une masse de pauvres beaucoup plus vaste qui, retenue par la force aux marges de la société, explose à intervalles de plus en plus rapprochés, ne laissant derrière elle que destruction et mort ?
Bref, les classes existent, mais sans conscience, sinon…
[2014]
(Traduzione dall’italiano di Annie e Walter Gamet)