di Annie et Walter Gamet
De la naissance à la mort, la chanson populaire accompagne tous les actes et moments de la vie. D’une infinie variété dans ses formes, berceuse, comptine, danse, ballade, complainte, elle en reflète tous les aspects, douceur et insouciance de l’enfance, enthousiasme ou nostalgie de l’amour, douleur et peine face aux vicissitudes de l’existence telles le servage, la dureté de la vie sociale, la prison, la guerre, la perte des êtres chers. Au rythme de ses couplets et refrains, sa poésie apporte aux plus humbles joie, apaisement, consolation, dignité. Et puis l’exutoire de la fête, avec son copieux répertoire de chansons à boire, à danser, ou de paillardes estudiantines. Notre nation rabelaisienne sait rigoler, surtout aux dépens des puissants de tout poil. C’est ainsi que depuis ses origines médiévales, la chanson populaire s’affirme comme transgression vis à vis des ordonnances royales et des interdits religieux, dans des textes qui ne sont simples qu’en apparence: « Il court, il court le furet…», par exemple, peut se lire comme une contrepèterie facile et grossière qui moque la lubricité du clergé et « Il pleut, il pleut bergère…» avertit , dans le grondement de l’orage révolutionnaire qui s’annonce, que Marie-Antoinette, l’Autrichienne haïe qui joue justement à la bergère dans les jardins de Versailles, a du souci à se faire. Aujourd’hui encore, la tradition perdure, les cortèges de manifestants hostiles aux politiques libérales destructrices des droits sociaux résonnent d’airs anciens aux textes recomposés pour la circonstance.
La chanson populaire est vivante. Elle se décompose et recompose en permanence, perdant ses significations anciennes, en créant de nouvelles pour s’adapter à des contextes politiques et sociaux mouvants. N’échappe pas à cette évolution une petite comptine aux apparences anodines sous son air de commedia dell’arte, que tous les enfants de France apprennent dès leur plus jeune âge, ainsi que tous les écoliers du monde dans leur apprentissage du français (à Galatina même, nous avons pu le vérifier). Il s’agit de « Au clair de la lune ». À dire vrai, les parents fronceraient les sourcils s’ils savaient que le texte, écrit pour des adultes en 1790, était d’esprit libertin.
Au clair de la lune,
Mon ami Pierrot,
Prête-moi ta plume
Pour écrire un mot.
Ma chandelle est morte,
Je n´ai plus de feu,
Ouvre-moi ta porte,
Pour l´amour de Dieu.
Au clair de la lune
Pierrot répondit :
“Je n´ai pas de plume,
Je suis dans mon lit.
Va chez la voisine,
Je crois qu´elle y est,
Car dans sa cuisine
On bat le briquet.
Au clair de la lune
L´aimable lubin
Frappe chez la brune,
Elle répond soudain,
Qui frappe de la sorte?
Il dit à son tour :
Ouvrez-moi la porte
Pour le dieu d’Amour.
Au clair de la lune,
On n´y voit qu´un peu :
On chercha la plume,
On chercha le feu.
En cherchant d´la sorte
Je n´sais c´qu´on trouva,
Mais j´sais que la porte
Sur eux se ferma.
Certes, on ne fait chanter aux enfants que les deux premières strophes. Et comme un des sens de l’expression « battre le briquet », c’est-à-dire « faire l’amour », s’est aujourd’hui perdu, personne n’y voit malice. Pourtant, les deux dernières strophes, qui mettent en scène le lubin (moine dépravé) et le dieu d’Amour, ne laissent aucun doute sur la tonalité générale grivoise du texte : la « chandelle morte », l’absence de « feu », la « plume », le « lit » des premières strophes sont lourds de connotations sexuelles !
Rien à redire à cela ou bien peu. Pour quelques professeurs, surtout de Littérature, qui ont assez de loisirs pour aller exhumer le sens de formules qui remontent à la nuit des temps, on ne va tout de même pas reprocher aux adultes d’apprendre aux enfants de petits textes aux contenus fluctuants, baignant dans une atmosphère mystérieuse.
« Au clair de la lune » n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres de l’évolution des textes anciens au fur et à mesure de leur transmission, reflétant l’état d’une société à un moment donné. En revanche, le chemin parcouru par une autre chanson populaire « Jeanneton prend sa faucille » ne peut que nous laisser désemparés face à ce qu’il faut bien considérer comme un délitement des rapports humains. Trois moments qu’il serait opportun de comparer sont révélateurs de cette évolution.
La plus ancienne version de la chanson, fixée en 1703, remonte au Moyen Âge. C’est une complainte nostalgique, en faveur d’une petite fille violée.
LA PETITE JEANNETON (version 1703)
Par un matin s’est levée
La petite Jeanneton ;
Elle a pris sa faucillette
Pour aller couper du jonc.
Hélas ! Pourquoi s’endormait-elle
La petite Jeanneton ?
Elle a pris sa faucillette
Pour aller couper du jonc.
Et, quand son fagot fut fait,
S’endormit sur le gazon.
Hélas ! Pourquoi s’endormait-elle
La petite Jeanneton ?
Et, quand son fagot fut fait,
S’endormit sur le gazon.
Par son chemin sont passés
Trois jeunes et beaux garçons.
Hélas ! Pourquoi s’endormait-elle
La petite Jeanneton ?
Par son chemin sont passés
Trois jeunes et beaux garçons.
Le premier la regarda
D’une tant bonne façon.
Hélas ! Pourquoi s’endormait-elle
La petite Jeanneton ?
Le premier la regarda
D’une tant bonne façon.
Le second fut plus hardi,
Mit la main sous le menton.
Hélas ! Pourquoi s’endormait-elle
La petite Jeanneton ?
Le second fut plus hardi,
Mit la main sous le menton.
Ce que fit le troisième
N’est pas mis dans la chanson.
Hélas ! Pourquoi s’endormait-elle
La petite Jeanneton ?
Ce que fit le troisième
N’est pas mis dans la chanson.
C’est à vous, mesdemoiselles
D’en deviner la raison.
Hélas ! Pourquoi s’endormait-elle
La petite Jeanneton ?
Un jour de joie, puisque les joncs coupés et liés seront ensuite répandus abondamment sur le sol de l’église pour la fête de mai, telle était alors la coutume. Une fillette insouciante qui s’endort dès le matin après l’exécution de sa tâche. Et puis, le drame : une mauvaise rencontre, l’agression sexuelle clairement préfigurée par le geste symbolique du toucher de menton, ce qui permet d’éluder la description explicite de ce que fit le dernier. Tout au long, l’étrange sommeil. Autant de touches délicates et pudiques pour faire de cette poésie doucement mélancolique une évocation tragique de l’enfance meurtrie. L’éventualité d’un plaisir goûté dans l’innocence du sommeil est d’emblée repoussée dans la question chaque fois plus lancinante du refrain « Hélas ! pourquoi s’endormait-elle la petite Jeanneton ? ». S’imposent alors le regret de l’innocence perdue à la veille d’un jour joyeux, la blessure irréparable infligée par trois inconscients, le crime innommable, le sommeil devient celui de la mort.
C’est de ce texte émouvant que s’empare Aristide Bruant, à l’aube du XXe siècle, pour nous livrer sa version «Figarette», celle qui s’est imposée aujourd’hui, cadencée comme elle est.
JEANNETON PREND SA FAUCILLE (FIGARETTE), Aristide Bruant (1851-1925)
Jeanneton prend sa faucille
Lalirette lalirette
Pour aller couper les joncs
En chemin elle rencontre
Quatre jeunes et beaux garçons
Le premier un peu timide
L’embrassa sur le menton
Le deuxième un peu moins sage
L’allongea sur le gazon
Le troisième encore moins sage
lui releva son blanc jupon
Ce que fit le quatrième
N’est pas dit dans la chanson
Si vous le saviez, Madame
Vous iriez couper les joncs
La morale de cette histoire
C’est qu’sur 4, y a 3 couillons
La morale de cette morale
C’est qu’les hommes sont des cochons
La morale de cette morale
C’est qu’les femmes aiment les cochons.
Ici, pas de poésie ! La chanson s’est métamorphosée en hymne vulgaire à la brutalité masculine. Il suffit de voir sur Youtube, comme ils la beuglent, les « beaufs » à la fin d’un repas arrosé ou les lycéens boutonneux dans un bus.
http://www.youtube.com/watch?v=vlMqjImXWyM
http://www.youtube.com/watch?v=yDLAJXB7jtA
Ils ont oublié où ils l’ont apprise, mais ils en connaissent par coeur tous les couplets, « morales » comprises. Tout bien considéré pourtant, ce qu’ils prennent pour une rengaine joyeusement égrillarde est un véritable pousse-au-crime. De quoi s’agit-il, si ce n’est d’un viol commis par le quatrième jeune et beau garçon après que les trois autres lui aient préparé la voie ? Le sens des joncs coupés s’étant perdu, il n’est plus question de fête : Jeanneton est simplement dehors, dans l’espace public, parée d’un jupon bien blanc, elle apparaît comme une proie virginale offerte au désir des garçons. Ceux-ci, fiers d’être des cochons, affirment que toutes les femmes aiment ça. Quant à la « morale », elle innocente totalement le violeur, bien plus malin que les trois « couillons » qui n’ont pas su profiter de l’occasion.
Voilà ce qu’on chante dans notre douce France, une incitation au viol collectif ! Il ne fait aucun doute que, dans le passage de l’Ancien Régime à la démocratie bourgeoise du XXe siècle, la civilisation n’a rien gagné…
Et que dire de l’apparition d’une version contemporaine dans les actuels recueils de comptines ?
COMPTINE
Jeanneton prend sa faucille
Larirette larirette
Pour aller couper du jonc
En chemin elle rencontre
Quatre jeunes et beaux garçons
Le premier un peu timide
La traite de laideron
Le deuxième pas très sage
Lui caressa le menton
Le troisième encore moins sage
La poussa sur le gazon
Ce que fit le quatrième
N’est pas dit dans ma chanson
Si vous voulez le savoir
Faut aller couper du jonc.
Bel exemple de convivialité enfantine dans les cours de récréation ! Une pruderie hypocrite tente bien de gommer le caractère sexuel de la chanson en supprimant le couplet du jupon soulevé. Mais pour le reste… on assiste à une suite d’actes de violence gratuite et totalement incompréhensible contre une fillette : agression verbale d’un timide ; agression physique, d’abord sous forme d’un geste déplacé – la caresse du menton -, puis d’un acte de brutalité lorsqu’elle est poussée par terre. Et tout cela pour quel mystère ? Si les enfants veulent satisfaire leur curiosité bien légitime, il leur suffira d’aller voir ! Voilà une bien curieuse conception de l’éducation par l’éveil !
Une fois la stupéfaction passée, il convient de s’interroger sur une telle dérive : quelles sont donc les raisons qui peuvent conduire à affadir, voire à avilir un texte qui décrivit en son temps avec tant d’humanité le malheur de la condition féminine. Si le corpus de la chanson populaire représente bien l’état de santé d’une société à un moment donné, sa vitalité, sa capacité à apporter des réponses à un monde qui change, on ne peut s’empêcher de penser qu’avec les autres formes d’expression, elle est prise dans un mouvement de dégénérescence. On assiste en effet, avec l’instauration de l’ordre bourgeois, à une perte progressive de l’imagination créatrice qui va s’accélérant. Toutes les grandes oeuvres de l’esprit du passé sont peu à peu recyclées en sous-produits culturels marchands (« remakes », bandes dessinées, films d’animation, jeux vidéo…), entraînant par là-même une perte irréparable de leur « substantifique moëlle ». La récupération d’un texte comme celui qui met en scène Jeanneton, transformé en joyeuse gaudriole innocentant le coupable, est le signe que notre société est en train de perdre ses repères. Le comble est atteint, quand la jeunesse, l’avenir de nos sociétés, est entraînée dans ce marasme.
Alors, ne peut-on craindre l’instauration d’un nouvel ordre fondé sur la barbarie ?