di Antonio Prete
Comme l’alouette qui dans l’espace fuit
d’abord en chantant, et puis se tait contente
de l’ultime douceur qui l’assouvit
Dante, Paradiso, XX, 73-75
Matinée avancée. Sur la table les ombres des arbres, mues par un léger vent, font en jouant des arabesques. Amelio, philosophe solitaire, interrompant sa lecture, se concentre pour écouter. Des séquences de sons se répètent, à leur rythme, sans cesse varié, mais d’un même mouvement : un début fort et ascensionnel, puis une descente, puis une reprise sur une haute tonalité et, entre-temps, un cri qui s’isole et s’éteint brusquement. Le chœur des oiseaux vient de la ramure d’un arbre très proche. En fond, la cantilène des cigales, son continu devenu air et temps. Puis, poussant l’écoute vers des zones moins proches, l’attention du philosophe se porte vers d’autres sons, reconnaissables bien que parfois superposés : le passage strident d’un geai, comme un éclat de rire soudain dans la ramure, l’appel d’une pie qui se déplace d’une branche de pin sur une branche d’olivier. Une partition dans laquelle entrent tour à tour de nouvelles voix et de nouveaux instruments.
Différents registres se cherchent, se développent, s’éteignent, reviennent, et à nouveau le cri de la pie qui domine en insistant : en réponse un son grave, rauque, glaireux, s’annonce et se retire du concert. Puis, le passage du silence : c’est comme si le silence était apporté par le soleil qui envahit le feuillage, comme si la dissipation des ombres avec la montée de midi faisait taire les créatures de l’air. C’est l’ombre, pense le philosophe, l’ombre qui effleure la lumière, qui regarde la lumière, pour faire chanter les oiseaux, et quand l’ombre se perd, le chant s’atténue et cesse. Un monde tout de lumière éblouissante serait un monde privé de chant. Mais sa pensée est subitement interrompue par un sifflement qui monte d’un arbre, s’amplifie, devient insistant, égal, celui qui l’émet est pris dans le délire de la répétition, on dirait que le plumage même de l’oiseau est la répétition. Tout à coup le sifflement s’interrompt et, ténue, timide, s’avance une autre voix, avec un chuchotis qui est un sifflotis à la recherche du chant. La voix est tout de suite reprise dans le chœur qui redevient plein mais atténué, et plus lointain. Le philosophe est alors lui aussi au soleil, aussi se lève-t-il pour chercher, vers le mur de la maison, l’ombre de la tonnelle. Il s’assied à une autre table et, ayant ouvert un cahier, écrit, en haut d’une feuille : Sur la langue des oiseaux (notes pour le Mémoire à lire à l’Académie d’ornithologie poétique).
Le cri rauque de la mouette — continue-t-il à écrire sous ce titre —, ou la prosodie lancinante et aigüe de la chouette, ou la respiration bruissante du hibou, ou la mélodie ronde, hyperlittéraire du rossignol, ou le sifflet du merle, ou le babil de la grive, ou le gazouillis du rouge-gorge ont un rapport avec tout le corps de l’oiseau, non seulement avec les organes vocaux mais aussi avec la forme et la taille des ailes, la couleur du plumage, la position adoptée au moment du chant, la hauteur de cette position et peut-être même la nature de l’arbre et la forme de la branche sur laquelle se pose le chanteur. Ils ont à voir avec le rapport entre l’ombre et la lumière, la façon dont il évolue au cours de la journée, avec la légèreté et l’humidité de l’air, avec l’intensité du vent. C’est la variabilité de ces rapports qui, s’ajoutant aux caractéristiques vocales de chaque oiseau, définit tour à tour la nature du son. C’est pourquoi dire trille, ou cri, ou sifflement, ou gémissement, ou plainte, ou pépiement, ou bourdonnement, ne signifie que proposer une abstraction, une allusion vaine, une approximation : chaque oiseau a son chant, mais chaque chant a ses variations, ses nuances, sa partition. En outre chaque voix singulière est en syntonie avec les autres voix, et dans cette syntonie le son prend son intensité, sa forme, son rythme. Il devient chœur, mais sans se perdre en lui. Dans le timbre particulier que chaque oiseau apporte au chœur il y a la mémoire du vol, du vol qui, en débarrassant les corps de la matière terrestre, les a remplis d’air, les a rendus solidaires de l’air, légers dans l’air.
Si la langue terrestre appartient aux hommes, avec le poids du sens, c’est aux oiseaux qu’appartient la langue de l’air, avec la légèreté qui est au-delà de tout sens. C’est cet au-delà que nous appelons harmonie. Une harmonie non déchiffrable. Nous ne pouvons traduire aucun son de cette harmonie dans notre langue humaine : chaque traduction n’est qu’une demande de relation que l’homme adresse à la nature. Il s’y flatte de pouvoir accéder — à travers l’écoute et la traduction de la langue animale en langue humaine — à l’énigme de la nature, au moins à son seuil, à son apparence.
Ce que nous attribuons à la langue des oiseaux — désir, bonheur, allégresse — est l’ombre de nos passions, ou plutôt une ombre de ce que nous voudrions que soient nos sens : libres, légers, capables d’unir le mouvement et le chant, la hauteur de vue et l’insouciance. Mais la langue des oiseaux a une telle transparence que toute attribution de sens se dissout, une telle légèreté que toute possibilité de compréhension est dissipée. Et de plus, les figures mêmes de la transparence et de la légèreté grâce auxquelles nous cherchons à nous approcher de cette langue appartiennent en réalité à notre langue, à notre savoir et ne sont donc que des approximations trompeuses.
Comment lire le sermon de saint François aux oiseaux ?
Les oiseaux qui en silence écoutent les paroles du saint abandonnent un moment leur langue, se retirent dans le silence de la nature et de là, du vide de ce silence, écoutent une voix dans le timbre de laquelle ils perçoivent la proximité de l’air, du vent, du feu, de l’eau, du soleil, du souffle de toutes les créatures visibles et invisibles : c’est cette langue de la proximité avec la nature, de la non séparation d’avec elle, qui appartient aussi aux oiseaux, au-delà des mots que le saint prononce. Ce n’est pas le monde des signifiés mais le sentiment d’une commune appartenance qui unit la langue de François et la langue des oiseaux. C’est pourquoi, après l’écoute, ils peuvent reprendre leur chant, qui ne dit rien d’autre que le fait d’être là, avec leur corps qui s’est fait son et mélodie de l’air, de l’eau, du feu, du vent, de la lumière, de l’ombre. Leur réponse, faite de consentement joyeux, c’est seulement le chant. L’absence de poids terrestre, la légèreté aérienne qui est dans le chant.
Il y a quelque chose qui passe, indéchiffré, dans la langue des hommes et appartient aussi à la langue des oiseaux. Il y a quelque chose plutôt qui unit toutes les langues des hommes, leur pluralité disséminée, et qui est commune à la langue des oiseaux. C’est le vent qui est dans nos voyelles, le bruissement qui tremble dans les syllabes, le silence qui soutient la phrase, la courbe musicale qui vibre dans l’intonation.
Dans la langue des oiseaux il y a en outre la résonance de toutes les voix animales, qu’elles habitent la forêt ou la savane, le désert ou les campagnes cultivées, les routes du monde ou les maisons des hommes. Mais ces voix, entrant dans la langue des oiseaux, sont comme purifiées à travers l’élément air, emportées par un mouvement ascensionnel, libre, joyeux.
Le cri animal, en somme, affirme sa verticalité, son rapport avec le ciel.
Quand le poète grec de l’antiquité Alcman dit qu’il a inventé le chant, à savoir la poésie, en transférant dans le langage humain le cri de la perdrix, il veut sans doute dire que la poésie naît comme une imitation de la langue des oiseaux, et veut avoir, de cette langue, la musique, l’aspect choral, proche de la nature. Mais il sait bien, comme le savent tous les poètes, que la langue des oiseaux, sa résonance, demeure dans la poésie comme un rêve d’harmonie impossible. Harmonie, c’est-à-dire dialogue entre silence et chant, un horizon nécessaire pour la poésie mais aussi un mirage dont la langue de l’homme, et la poésie qui lui appartient, seront toujours éloignées.
Après avoir écrit ces derniers mots, Amelio se lève et s’achemine vers une petite allée, réjoui lui aussi par le chant des oiseaux. Il disparaît au bout du chemin. Il est retourné dans l’operetta morale dont il était sorti, quoique pour peu de temps. Il était sorti pour pouvoir écouter encore, à une autre époque, et dans un autre paysage, la voix des oiseaux, et continuer à écrire l’éloge des créatures ailées.
[Antonio Prete, L’ordre animal des choses, traduit par Danièle Robert, Cadenet, Les éditions chemin de ronde, 2013]