di Georges Magnier
Le Départ pour l’Indre
Le 6 juin 1944, la nouvelle attendue arrive enfin : les Alliés ont débarqué en Normandie. Très vite, les signes d’une agitation dans l’armée d’occupation, dont la nervosité se fait plus apparente, confirment qu’il s’agit cette fois, non plus d’un coup de main comme celui de Dieppe en 1942, mais bien d’une opération destinée à porter aux Allemands un coup décisif. On peut tout craindre dès ce moment, aussi bien les imprudences de ceux qui, impatients après quatre années de silence dans la servitude, croiront pouvoir s’attaquer avec leurs armes dérisoires aux unités entraînées et bien armées des Allemands, que des représailles exercées par ceux-ci contre les patriotes dont ils n’ignorent pas l’existence, s’ils ne les connaissent pas individuellement… La sécurité devient aléatoire, et je me décide à tenter de rejoindre ma famille à Pouligny-Saint-Pierre dans le département de l’Indre. J’avertis le responsable de la mairie, qui est « Agent administratif » délégué par la Sous-préfecture, secrétaire de mairie, remplacé dans ses fonctions d’instituteur, et collaborateur bon teint, que je cesse de faire classe. Sur sa remarque que je me mettrai alors dans la situation d’abandon de poste et m’exposerai à des sanctions, je lui réponds que dès lors que des soldats français sont en France pour rendre à notre pays son gouvernement légitime, je ne prends pas mes ordres à Vichy, et je gagne Tours-en-Vimeu, pour y préparer mon départ…
Toute circulation est interdite par les Allemands dans les départements normands de Seine Maritime, Eure, Orne. Il me faudra les contourner. Pour éviter de me faire remarquer, je n’aurai qu’un mince bagage – un sac à provisions suspendu au guidon du vélo de dame – où sous quelques vêtements est caché le poste à galène avec une bobine de fil pouvant servir d’antenne. Je suis bien muni d’argent, et surtout, j’ai en tête mon itinéraire, avec les relais sûrs pour quelques passages dangereux… Le premier sera le franchissement de la Seine, près de Mantes. Parti de Tours-en-Vimeu le matin, dès la levée du couvre-feu, par Neuville-Coppegueule, Grandvilliers, Chaumont-en-Vexin, je n’ai pas eu de contrôle par les nombreux Allemands rencontrés, particulièrement dans les endroits boisés où chars et véhicules de l’armée s’abritent, mon allure tranquille de citadin parcourant la campagne pour y chercher un supplément de ravitaillement n’éveille aucun soupçon. La nuit est tombée quand j’atteins la Seine à Mantes. Les ponts qui n’ont pas été détruits sont gardés, mais je trouve facilement le passeur qui m’a été indiqué. Il m’emmène en barque sur l’autre rive, sans éveiller l’attention des sentinelles qui surveillent la zone des ponts. Il me met sur la route du village de Vert. « Là, me dit-il, vous irez au café-tabac et vous demanderez simplement la chambre. Ils sont habitués, vous y serez tranquille ». Tout se déroula comme prévu. Mes hôtes d’une nuit m’accueillirent et je pus me restaurer avant de reprendre ma route le lendemain.
Par Houdans, Maintenon où la route est gardée par un soldat fusil mitrailleur braqué, Thivars où je dois recourir aux services du maréchal-ferrant pour réparer la roue-libre de mon vélo, Chartres, Chateaudun, la seconde étape m’amène à Oucques, centre de marchés du sud de la Beauce, où je passe la nuit dans l’hôtel central de la localité. Le lendemain matin, j’entame la troisième étape par Blois où je passe la Loire dont le pont n’est pas gardé. Je sais qu’il faudra franchir le Cher, ancienne limite entre zone occupée et zone libre, qui doit être gardée militairement. Je dois trouver un passeur à Bléré, mais au prix d’un long détour, et je décide de tenter d’abord ma chance à Saint-Aignan. Le pont est effectivement gardé par une sentinelle en armes à chaque extrémité. Je m’arrête donc et j’explique au factionnaire que je dois aller voir un parent sur l’autre rive. Je lui demande si, dans une heure ce sera toujours lui qui sera de faction. Je suis résolu, s’il me le demande, à passer à pied, faire un tour dans la ville et revenir prendre mon vélo pour gagner Bléré ; mais, convaincu ou non, il me confirme que je puis passer, il n’y met aucune condition et crie à la sentinelle qui se tient sur l’autre rive qu’il m’a contrôlé et que tout va bien. Je passe donc tranquillement et me voilà dans l’ancienne zone libre, à 80 km de mon but. Je ne verrai pas d’autre Allemand avant d’atteindre Pouligny-Saint-Pierre, où j’arrive vers seize heures. Madame Perrin, notre logeuse, est très surprise de me voir, et m’indique l’endroit où sont allées Josseline et sa mère, le hameau voisin des Cardinaudières. Je préfère attendre leur retour plutôt que de les surprendre sur le chemin. Mon vélo rangé à l’abri, je m’assieds dans la chambre. Elles ne tardent pas, et Madame Perrin trouve un prétexte pour les diriger vers cette pièce… Il est impossible de dire la joie et l’émotion qui mettent fin à l’angoisse ayant succédé à l’ennui, surtout depuis que des réfugiés venus de Normandie où la bataille fait rage, sont arrivés dans le village…
Dès le lendemain, après la visite à Madame Cheval et à sa mère, je me rends à la mairie pour signaler mon arrivée, et je suis officiellement inscrit au nombre des réfugiés, ce qui nous permettra de recevoir une aide pour nos dépenses de nourriture et de logement. Il est aussi convenu que j’aiderai, quelques heures par jour, la secrétaire de mairie pour les questions touchant aux réfugiés. Le maire est un commandant en retraite et c’est dans nos conversations que je puise les renseignements sur la situation générale dans cette zone où, je l’ai dit, l’occupation est très diffuse, et où existe au Blanc, la Sous-préfecture située à six kilomètres, un bataillon du Premier régiment de France, armée organisée dans le cadre du traité d’armistice, sans armes lourdes naturellement. Les occupants sont au nombre de trois, sur un poste de guet de l’activité aérienne.
La plupart des hommes jeunes sont membres du maquis, dont l’activité apparente ne peut manquer de me surprendre, tant elle diffère de ce qu’on connaissait des formations de Savoie ou du Jura par exemple. Les chefs sont jeunes, et se sont attribué un grade, suivant l’effectif de leurs « troupes ». Celles-ci ne semblent pas être réellement constituées : les hommes demeurent dans leur famille et vaquent à leurs occupations habituelles. De temps à autre, ils participent à des patrouilles sur les routes, dans les autos qu’ils ont réquisitionnées – y compris celle d’un médecin. L’inexpérience de ces jeunes en matière militaire n’a d’égale que leur témérité, et aura parfois de graves conséquences : comme les progrès des armées alliées en Normandie faisaient craindre aux Allemands de voir leurs troupes occupant les villes du midi de la France coupées d’avec celles du Nord, et qu’ils avaient besoin de les utiliser pour renforcer l’armée faisant face aux forces alliées victorieuses, des convois de troupes allemandes remontaient par les routes traversant la région, où elles eurent parfois à faire face à des coups de main bien organisés de la part de maquisards bien armés grâce aux parachutages, et conduits par des officiers de réserve ayant eu l’expérience des combats. Aussi ces routes étaient-elles gardées par des détachements allemands judicieusement placés et camouflés. Une patrouille en auto s’aventura ainsi un soir sur une route voisine, phares allumés. Une rafale de mitrailleuse tua les quatre imprudents, dont un jeune de vingt ans, fils d’un commerçant de Pouligny…
Le bruit de massacres tel celui d’Oradour-sur-Glane, tristement célèbre, circulait dans la population, qui ne manquait pas de s’inquiéter des mouvements de troupes allemandes. Or un jour, un groupe de trois soldats apparemment égarés fut pris à partie par les maquisards qui, non contents de les capturer, les rouèrent de coups et les tuèrent. A ce moment, quelqu’un ayant repris conscience des conséquences possibles de cet acte pour les auteurs et la population, les maquisards et l’ensemble des hommes du village se dispersèrent dans les bois environnants, laissant là les trois cadavres. C’est le maire, le curé, le garde-champêtre et moi qui, gardant notre sang-froid, les inhumâmes dans le cimetière et fîmes disparaître les traces de cet événement…
Ailleurs, à Fontgombault, un groupe bien organisé, conduit par des officiers expérimentés, et auquel participait notre ami et collègue Marqueton, captura un camion et ses occupants alors qu’ils franchissaient la Creuse sur le pont d’une route secondaire ; les armes transportées vinrent augmenter le matériel du groupe, et les soldats allemands prisonniers furent traités comme tels et gardés en lieu sûr.
J’avais, pour ma part, indiqué au maire et aux responsables militaires – collègues ou officiers du Premier Régiment de France qui avaient pris le maquis où leur expérience était précieuse – que je pourrais, si besoin était, apporter mon aide dans un hôpital ou une infirmerie de campagne, mais non participer aux éventuels combats. Heureusement, je n’eus pas à utiliser là-bas mes compétences.
Le Retour
Les progrès de l’offensive des Alliés, le débarquement sur la côte méditerranéenne et la marche victorieuse des armées alliées, la libération de Paris, la jonction des troupes débarquées en Normandie avec celles débarquées en Provence, nous faisaient entrevoir l’approche de la possibilité du retour. Quelques trains circulaient, accessibles seulement aux personnes justifiant d’un ordre de mission. Ayant demandé à l’Inspection académique de l’Indre de me fournir ce document à l’approche de la rentrée, j’eus la surprise d’essuyer un refus, motivé par le fait que l’Inspecteur d’Académie de la Somme avait signalé que j’avais abandonné mon poste sans autorisation et qu’il avait dû suspendre mon traitement !… Il me fallut donc, à l’approche de la rentrée, reprendre la route à bicyclette, sans avoir toutefois à contourner l’Eure et la Seine Maritime. Au jour de la rentrée, j’étais à mon poste, et le jeudi suivant, j’exposais la situation à mon responsable du mouvement « Libération Nord », M. Marrou, intendant du lycée d’Amiens, qui me dit : « Ecrivez à l’Inspecteur d’Académie, non en sollicitant, mais en réclamant le paiement de votre traitement, et tenez-nous au courant du résultat : ce monsieur a cru pouvoir jouer un double jeu entre l’administration et l’autorité d’occupation ; sa réponse nous intéressera, et pourra « enrichir » son dossier . Je ne reçus pas de lettre en réponse à ma réclamation, mais quelques jours plus tard, le paiement des mois de juin à septembre me parvenait… Cet Inspecteur d’Académie quitta l’année suivante le département, et, selon la coutume, une collecte fut organisée en vue de lui offrir un souvenir. Je refusai naturellement d’y participer, et j’écrivis aux organisateurs que j’étais prêt, s’ils le souhaitaient, à fournir le témoignage de la duplicité du personnage.
Après quelques semaines, les trains redevenus plus fréquents et accessibles à tous, mon épouse et ma fille étaient de retour… Il nous fallut reconstituer le mobilier, les ustensiles de cuisine, la literie que, nous dirent les voisins, les Allemands avaient dispersés après mon départ, car ils avaient occupé la totalité du logement… La réapparition discrète de quelques objets, dont les poupées de Josseline, nous confirmèrent que les occupants avaient été imités après leur départ par quelques-uns de nos voisins. Nous préférâmes garder le silence et laisser sans réponse les allusions en forme d’accusation de quelques personnes qui n’étaient pas très fières de leur attitude en la circonstance.
La vie avait repris au village, mais la guerre continuait et les derniers sursauts de l’armée allemande nous rappelaient à cette dure réalité : Les « poches » de Saint-Nazaire, Royan et autres résistaient toujours et le sort de la population de ces villes et de leurs environs était dramatique, en particulier au plan du ravitaillement, et il ne pouvait, en raison de la présence de cette population, être question de réduire par des bombardements ou des opérations meurtrières ces îlots de la résistance nazie. Le siège autour de chacune d’elles devra parfois durer plusieurs mois…
Les prisonniers étaient toujours dans les camps ou les Kommandos, et les angoisses de leurs familles s’augmentaient de la privation de courrier et des opérations militaires dans la région des camps… S’y ajoutait l’incertitude sur le sort des déportés.
L’hiver 44-45, alors que les difficultés relatives au rationnement continuaient de peser, que le chômage persistait dans l’industrie du Vimeu, toujours privée de matières premières et souvent aussi de force motrice, fut particulièrement pénible, la retraite allemande ayant fait naître l’espoir de la fin prochaine de la guerre. La résistance des armées nazies, les combats acharnés en Ardenne et dans la Ruhr faisaient redouter des conséquences fatales pour les prisonniers et les déportés exposés non seulement en raison de ces combats, mais aussi du fait des désirs prêtés à la population comme à l’armée allemande, de se venger, et aussi d’effacer les traces des abominables massacres perpétrés dans les camps de déportation, dont les échos commençaient à parvenir, avec la libération par exemple du Struthof situé en Alsace…
La guerre n’a pas que des aspects militaires, la politique internationale laisse apparaître les divergences entre les pays de l’Est et ceux de l’Ouest. Cela déjà avait été perceptible en Pologne, où les forces russes victorieuses ont curieusement tardé à s’emparer de Varsovie, et cela se renouvelle à Berlin : Américains et Russes rivalisent de vitesse pour la conquête de la capitale allemande, dernier refuge d’Hitler qui disparaîtra (suicide ou décès lors de la destruction de son bunker ?). Enfin arrive la nouvelle tant attendue : la capitulation de l’armée allemande le 8 mai 1945… Le retour des prisonniers de guerre, à peine commencé pour ceux des Stalags de l’ouest, peut alors s’accélérer, mais ceux d’entre eux qui ont été libérés par les Russes devront alors encore attendre, et c’est après des semaines, et parfois des mois qu’ils arriveront au port russe d’Odessa sur la Mer Noire, d’où leur rapatriement par mer pourra commencer…
Leur retour, tant attendu, sera douloureux pour ceux qui retrouveront leur famille endeuillée ou dispersée… Il faudra du temps pour que les enfants qui ont grandi en leur absence les connaissent et s’adaptent à leur présence. Dans leur entourage, ils constateront que ceux qui ont eu la chance d’échapper à la capture et sont restés depuis cinq ans, ont souvent prospéré, s’il s’agit par exemple de cultivateurs, tandis que chez eux, en dépit des effort de l’épouse, le développement s’est arrêté. Pour les travailleurs des usines ou d’autres activités, ils auront à compter avec la difficulté de se réinsérer après une aussi longue absence, les postes étant occupés par ceux qui étaient présents, ou par les jeunes devenus adultes en leur absence…
Bien sûr la vie avait continué, mais ils avaient tant espéré ce retour qu’ils l’avaient paré d’autres couleurs, or ils constataient que leur longue absence les avait fait oublier en dehors de leurs proches et de leurs camarades qui à des titres divers avaient été libérés ou avaient réussi une évasion. Avec la fin de l’occupation, les organisations de la résistance sortaient de la clandestinité, et ce n’était pas sans surprise qu’on constatait qu’elles occupaient le devant de la scène, faisant état d’effectifs sans commune mesure avec la réalité que nous avions connue. A ce jeu, le Parti Communiste menait la danse, et sous le sigle de « Front National » qui devait avoir 40 ans plus tard une tout autre signification, il « noyautait » les groupements et les corps élus. Notre syndicat ne faisait pas exception et, sans attendre le retour de plusieurs centaines d’instituteurs toujours captifs en Allemagne, une élection au Conseil Syndical départemental fut organisée. Je protestai alors vivement contre cette élection et déclarai que, sur les vingt candidats, je ne voterais que pour le seul qui, à ma connaissance, avait connu la captivité. Je tins parole, et le bureau élu me demanda d’écrire pour le Bulletin Départemental quelques souvenirs de captivité, ce que j’acceptai volontiers. Bien sûr j’étais conscient de la nécessité de réorganiser la section dès que possible, mais cette obligation ne devait pas conduire à l’oubli d’une importante fraction des instituteurs, alors même qu’on apprenait à quel prix le corps enseignant avait acquis le droit de faire entendre sa voix : j’ai cité déjà quelques noms, je pourrais allonger cette liste très largement aujourd’hui, mais la discrétion de nombre de nos amis risquerait de la rendre bien incomplète. En fait, à quelques rares exceptions près, l’attitude de nos collègues fut irréprochable et la proportion des victimes de la répression allemande témoigne de la participation de nombre d’entre eux à la résistance active.
Les traces d’une guerre qui dura de septembre 1939 à mai 1945 ne pouvaient s’effacer rapidement. Quelques chiffres parlent :11000 maisons détruites à Amiens, 1500 à Abbeville, des centaines de ports et autres ouvrages d’art dans la France entière. La tâche était immense. Durant de longues années les commerçants occupèrent des bâtiments légers édifiés sur les boulevards des villes, et les familles s’entassèrent dans des logements « provisoires » dont quelques-uns sont encore visibles. Le rationnement et les restrictions de tout ordre ne s’estompèrent qu’avec les nouvelles récoltes, la reprise du commerce international et le retour d’un climat pacifique qui connut bien des soubresauts, particulièrement en France où la décolonisation devait donner lieu à des guerres en Indochine, en Algérie et en bien d’autres territoires d’Afrique, d’Asie, ainsi qu’à des interventions multiples qui se poursuivent encore de nos jours sous la bannière de l’O.N.U. en Europe et ailleurs, mais aussi en des lieux où nous aurions des « devoirs » envers ceux qui constituaient l’empire dont certains semblent avoir la nostalgie…
Si ces lignes tombaient dans cinquante ans sous les yeux de mes « arrière-neveux », pour reprendre l’expression de La Fontaine, « Puis-je espérer que les ombrages de la paix auront alors succédé aux orages de la guerre ? »
(a cura di Annie et Walter Gamet)