di Annie et Walter Gamet
« On aime toujours un peu à sortir de soi, à voyager, quand on lit »
(Marcel Proust, Sur la Lecture, p. 52, Ed. Mille et une nuits, 1994)
Nous ne cherchions rien de précis en poussant la porte de la librairie « La Musa » à Galatina il y a cinq ans. Nous voulions juste flâner entre les rayonnages, survoler quelques introductions ou quatrièmes de couverture et voir s’il n’y aurait pas là le moyen de donner au séjour que nous faisions dans le Salento une dimension plus large et plus profonde que le simple aperçu touristique que nous en avions.
Les deux livres de Gianluca Virgilio, Vie traverse (Chemins de traverse) et Scritti cittadini (Écrits politiques) avec lesquels nous sommes ressortis ce jour-là, ont parfaitement rempli cette fonction, nous offrant cette vision de l’intérieur (de dessous la surface des choses) que nous cherchions, contribuant à atténuer le sentiment de frustration que laisse immanquablement l’approche par trop superficielle d’un voyage, si préparé et lent soit-il.
Ils ont fait bien plus encore. L’écho de réflexions, de pensées et de sentiments profondément enracinés dans leur terreau d’origine, le Salento et particulièrement Galatina, loin de s’affaiblir avec le temps et la distance, s’est au contraire progressivement amplifié jusqu’à résonner en nous encore bien après le retour dans notre Métropole lilloise, un contexte géographique, social et culturel qu’apparemment tout oppose à celui dans lequel ils avaient pris naissance. Quelques conversations, l’envie de partager ce rare plaisir de lecture avec nos amis français, nous ont encouragés à entreprendre la traduction de quelques textes. Un courriel destiné à informer l’auteur, Gianluca Virgilio, de cette modeste entreprise, suivi d’une correspondance amicale et de la découverte de nouvelles facettes de son œuvre, un contact chaleureux, et peu à peu a pris forme le désir commun de donner à lire en français quelques-unes des pages représentatives des livres publiés à Galatina.
Telle est l’histoire, brièvement contée, du livre que le lecteur vient d’ouvrir : Résonances salentines de Gianluca Virgilio. Le recueil, qui n’existe donc sous cette forme qu’en français, se compose de divers extraits d’ouvrages publiés entre 2007 et 2010, classés en fonction du livre d’où ils ont été tirés, un choix destiné à préserver l’homogénéité de chaque partie : dans la première partie, un chapitre extrait de Vie traverse (Chemins de traverse), l’auteur invite son lecteur à le suivre lors de ses promenades dans la campagne proche de Galatina en compagnie de son père . Ensuite, extraits de Scritti cittadini (Écrits politiques), douze textes nés de l’observation critique des modes de vie urbains contemporains, proposent ses réflexions de citoyen de Galatina militant pour l’élaboration d’une « nouvelle culture collective ». La troisième partie est consacrée à L’età dell’apprendimento e dello studio (L’Âge de l’apprentissage et de l’étude), un essai sur l’éducation, prononcé le 13 et le 15 février 2008 devant une assemblée d’enseignants de l’école primaire et présenté ici dans son intégralité. Avec la quatrième partie, constituée de cinq contes du recueil Vita nuova e altri racconti (Une nouvelle vie et autres récits), s’ouvre une possibilité d’évasion dans une œuvre d’imagination dont le ton léger, en vérité, n’occulte pas la gravité des situations ; la dernière partie, quelques pages d’Infanzia salentina (Enfance salentine) qui évoquent, outre le contexte familial, les années d’apprentissage et plus particulièrement une vocation d’écrivain, ramène le lecteur dans l’univers entrevu au début du livre, celui des souvenirs personnels de Gianluca Virgilio.
Une telle présentation pourrait laisser penser qu’une cloison étanche sépare les divers aspects de l’œuvre de Gianluca Virgilio, qui chercherait à faire état d’une certaine virtuosité dans une approche formelle des genres littéraires. Ce serait là une grande erreur. Que l’auteur expose l’objet de ses réflexions ou qu’il confie ses émotions, qu’il défende, avec la rigueur du raisonnement logique, une conception personnelle de l’enseignement ou qu’il se plaise à s’évader dans le monde imaginaire du conte, qu’il décrive ses flâneries en ville ou se souvienne de la campagne où ont vécu ses grands-parents, c’est son être tout entier qu’il engage dans l’écriture, de sorte que tous les textes – que chacun lira à sa guise dans l’ordre qui lui convient – s’inscrivent dans une vision globale du monde. Ils s’imprègnent l’un de l’autre, se complètent, se répondent et donnent à voir l’étendue et la profondeur des expériences humaines. Les thèmes essentiels traversent l’ œuvre, comme le lien des générations entre elles, la mémoire, le rapport à la nature, la vie de la cité et tant d’autres que nous nous abstiendrons de citer ici, préférant laisser au lecteur le plaisir de les découvrir librement au fil de sa pérégrination à travers les pages du livre.
Mais nous ne passerons pas sous silence l’appartenance de Gianluca Virgilio à Galatina, sa ville natale, et plus largement au Salento, sa terre d’origine si présente dans son œuvre. Seuls quelques contes sont situés dans la lointaine Lombardie, une autre région familière à l’auteur pour y avoir passé treize années de sa vie. Qui veut se rendre dans le Salento devra progresser tout au long de la péninsule italienne, jusqu’à l’extrême Sud. La province correspond au bout du « talon de la botte », le chef lieu en est Lecce, mais c’est Galatina qui occupe grosso modo le centre géographique, à peu près à égale distance de la mer Adriatique et de la mer Ionienne et à peine plus loin de Leuca, petite station balnéaire au pied du sanctuaire Santa Maria De Finibus Terrae, l’un des confins méridionaux du continent européen. De Galatina, l’auteur a parcouru tous les lieux – n’avait-il pas entrepris dans son jeune âge de dresser un plan de la ville résultant de sa propre exploration confrontée à la toponymie ? Sur la place centrale, l’agora telle qu’elle existe encore en pays méditerranéen, parmi ses concitoyens, il observe, s’étonne, enquête, s’émeut ou s’indigne, prend part à la vie publique de la cité, politique au sens noble du terme. La campagne aussi est la sienne, celle où il cultive son jardin, qui le nourrit physiquement et spirituellement, comme elle l’a fait pour ses parents et grands-parents. Les paysages naturels marqués depuis les temps immémoriaux par les hommes qui les ont habités, où l’hiver, fugace, s’efface devant la brûlure prolongée de l’été, où les fleuves coulent mystérieusement sous la terre vers des gouffres invisibles, la présence constante des lieux peuplés du souvenir des êtres chers, cette familiarité profonde qui permet à Gianluca Virgilio de nommer précisément chaque hameau, chaque chemin, chaque aspérité du paysage, sans oublier la faune et la flore qui le caractérisent, tout cela imprègne naturellement ses évocations.
À ce stade, le lecteur de cette introduction pourrait imaginer qu’il s’apprête à découvrir un écrivain régionaliste, désireux avant tout de promouvoir sa région aimée, chargée d’histoire, où ne manquent ni les beautés naturelles ni les richesses artistiques. Rien de tel avec Gianluca Virgilio qui fait fi du pittoresque accrocheur, de la couleur locale et du folklore remis à l’honneur à des fins touristiques et mercantiles. Pas non plus de nostalgie stérile ni de vision passéiste d’un Salento disparu et idéalisé. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler l’ironie mordante de ses critiques à l’égard des mises en scène néo-baroques et de la récupération de traditions comme la fête de Santu Paulu, au mépris de l’extrême dureté de la condition paysanne d’autrefois. En effet, Gianluca Virgilio a su ancrer dans le socle solide de son appartenance au pays où le hasard l’a fait naître, sa propre culture nourrie au contact des textes fondamentaux de la pensée et de la littérature occidentales. Il les porte en lui, lus et relus, étudiés, confrontés les uns aux autres, ils lui sont devenus comme une seconde nature. Non pas une simple érudition, peut-être décorative mais combien desséchante, telle celle dont, encore très jeune mais tout à coup conscient de son ignorance, il s’était efforcé de faire preuve dans le but d’impressionner un ami plus savant que lui, mais une culture vivante, une authentique formation de l’esprit et de la sensibilité, née de cette familiarité profonde avec ceux qui par l’écriture sont parvenus à donner une vision du monde. Expose-t-il son point de vue sur l’enfance et l’éducation, c’est tout naturellement en dialoguant avec Quintilien, Dante, Rousseau, Leopardi, Elias ; une promenade au milieu des touristes dans la ville néo-baroque de Lecce, et il se voit lui-même comme une incarnation de Don Ciccio Tumeo, personnage romanesque créé par Giuseppe Tomasi di Lampedusa dans le Guépard, comprenant par cette expérience personnelle, quelle sorte de snobisme le caractérise. Le flâneur-voyeur contemporain, pour peu qu’il existe encore, lui rappelle Charles Baudelaire et l’analyse que Walter Benjamin fait de cette attitude. Quant à Leuca, la villégiature à l’ambiance 1900 où il passait les mois d’août avec ses parents, cadre des premières émotions adolescentes, remémorée, elle devient… sa Balbec.
Que ces quelques exemples, toutefois, n’induisent pas le lecteur en erreur : Gianluca Virgilio n’émaille pas inutilement ses écrits de citations savantes ni ne marque aucun goût particulier pour l’esthétisme. Si, dès son adolescence, il s’est plongé, immergé, presque anéanti dans la lecture – à cet égard la référence au Christ mort de Mantegna est tout à fait signifiante –, ce n’est certes pas pour briller dans les cercles culturels plus ou moins factices, c’est au contraire pour se former à l’écriture : une véritable ascèse pour parvenir à mettre sous sa plume « les mots justes », susceptibles de rendre le plus authentiquement possible toutes les nuances et couleurs de son monde intérieur et rejoindre ses lecteurs au même niveau de profondeur. Nous laisserons évidemment à ces derniers le soin de juger s’il y est effectivement parvenu.
Quant à nous qui avons voyagé du Nord de la France jusqu’en terre salentine, si éloignée géographiquement, nous pensons en avoir rapporté des écrits qui abolissent les distances et les frontières au profit d’une vraie proximité humaine. Nous avons noué avec eux la relation étroite, intime, inhérente à l’exercice de traduction. En les restituant le plus justement possible en français, nous voulons tout simplement respecter leur singularité et leur offrir l’hospitalité de notre langue, selon la belle image d’Antonio Prete1, avant de leur permettre de poursuivre leur chemin et de faire entendre à d’autres lecteurs leurs résonances salentines.
Note :
1- Antonio Prete, À l’ombre de l’autre langue, traduction de Danièle Robert, Les éditions chemin de ronde, coll. Stilnovo, 2013.