di Gianluca Virgilio
Après avoir pris congé de moi distraitement, il s’engagea dans la rue qui le ramenait chez lui, tandis que je continuais à le regarder s’éloigner comme pour mieux comprendre le sens de ma résolution. Il marchait, dégingandé, sur le bas-côté de la rue, à droite des poteaux de l’éclairage public, sans se soucier des flaques d’eau qui creusaient le sol non asphalté du quartier suburbain.
Cet après-midi-là, il était tombé une pluie battante. Nous avions revu les épreuves du tract pour le distribuer le lendemain à l’occasion de la grève des élèves. Nous étions dans ma chambre à attendre que la pluie cesse et je sentais bien que Paolo me cachait quelque chose, son regard empreint d’une certaine défiance à mon égard me laissant supposer qu’il taisait je ne sais quelle pensée. Soudain il surmonta cette défiance et me dit : « Avec ce tract et cette grève, on n’obtiendra rien du tout, il faut au moins briser les vitres de l’école. »
Paolo avait prononcé ces mots avec une froideur et une détermination qui vraiment me surprirent et m’épouvantèrent. En ce temps-là, je pensais bien le connaître parce que nous nous fréquentions depuis le collège : nous imitions les plus grands, les lycéens politisés et les étudiants, jouant à l’adulte avec sérieux. Depuis longtemps donc, je parlais de révolution avec Paolo, mais l’idée de commettre une quelconque violence ne m’était jamais venue à l’esprit. Paolo était en train de me proposer de passer de la parole à l’acte. Je refusai.
Je refusai tout net : je ne me voyais pas en train de lancer des pierres sur qui ou quoi que ce soit, j’avais peur et je le lui dis. Paolo eut alors un étrange rictus : « Tu ne feras jamais de révolution et tu finiras par devenir un bon bourgeois comme ton père, comme tant d’autres. »
Je jure qu’aujourd’hui encore, à trente années de distance, quand j’y repense, ces mots m’indisposent presque autant qu’à cette époque-là, peut-être parce qu’effectivement je suis devenu un bourgeois, j’ai une famille, des enfants, je travaille pour eux et pour moi ; et il est vrai que je n’ai jamais fait aucune révolution. Mais sans doute n’est-ce pas le sens que nous donnions alors aux mots bourgeois et révolution. La phrase de Paolo était une prophétie facile, dira-t-on, mais moi je ne le pense pas, car à seize ans il n’est en rien facile d’imaginer ce qu’on deviendra à quarante.
La pluie cessa. Paolo partit de la manière que j’ai décrite, avec nonchalance et sans prêter attention à quoi que ce soit, de son pas à la fois négligent et audacieux, marchant dans les flaques et passant à droite des poteaux de l’éclairage public, salissant et trempant ses chaussures sans beaucoup s’en soucier. Le ciel était encore chargé de nuages noirs et d’ici peu il allait se remettre à pleuvoir. À partir de ce jour-là, mes relations avec Paolo se refroidirent jusqu’à cesser presque tout à fait.
Quelques temps après, j’allai le voir chez lui. Ce fut au moment où, parmi mes amis, se répandit la nouvelle que Paolo, après le lycée, ne s’inscrirait pas à l’université. Il refusait de parler avec qui que ce soit et ne sortait plus de chez lui ; il faisait une dépression nerveuse, disait-on.
Sa mère me fit entrer, m’accueillant avec un bref sourire, comme si elle voyait en moi l’incarnation de la dernière chance. Mais cela, je ne l’ai compris que par la suite. Dans l’entrée du HLM, une faible lueur pénétrait par une lucarne en plexiglas qui s’ouvrait au milieu du plafond. Elle ne savait plus comment se comporter avec lui, me dit-elle en pleurant, il restait toute la journée dans sa chambre sans lire ni étudier, sans non plus écouter sa musique préférée, il ne faisait rien, il ne sortait même pas pour respirer une bouffée d’air ou se procurer à manger ; c’est elle qui devait le servir dans sa chambre pour qu’il ne meure pas de faim. Paolo ne faisait que mettre en ordre sa chambre, refaire son lit, épousseter continuellement les meubles et les objets, ajouta-t-elle, et il n’en sortait que pour se rendre à la salle de bain ; il regardait distraitement la télévision, sans choisir les programmes, indifférent.
Je ne savais que dire, je me sentais très embarrassé. Elle me fit entrer dans la chambre de Paolo et nous laissa seuls.
Encore aujourd’hui il me semble la revoir, la chambre de Paolo, encore aujourd’hui ce n’est pas sans une certaine inquiétude que j’y repense. Son aspect extraordinairement ordonné et astiqué sautait aux yeux, et cela d’autant plus qu’au moment de ma visite elle était éclairée par la lumière intense du coucher de soleil filtrée par le voilage du rideau blanc. Cette pièce, à titre de comparaison, me faisait penser à une salle de soins, à une salle d’opération stérilisée, car dans l’air aussi on percevait comme une odeur d’hôpital. Quelques livres disposés avec soin sur les étagères au-dessus du lit avaient belle apparence et dans un coin se trouvait le petit meuble de la chaîne stéréo, refermé, dont pas un grain de poussière ne salissait le couvercle. Le lit avait été bien refait, comme il l’est dans un hôtel par la main experte et méticuleuse d’une femme de chambre. Une pièce si soignée et si propre éveillait le soupçon qu’elle résultait plus d’un comportement maniaque d’aseptisation que d’un désir normal d’ordre et de propreté. Dans la chambre de Paolo, personne ne se serait senti à l’aise ni n’aurait jamais touché les objets qui ne pouvaient que subjuguer et fasciner.
Il était assis dans un fauteuil, la tête inclinée sur la poitrine, le regard baissé, les mains jointes entre les genoux, comme absorbé dans une méditation ou une prière. À mon entrée, il leva lentement les yeux, haussant ses fins sourcils allongés, semblant se réveiller d’un long état catatonique, puis il me dit brusquement : « Que veux-tu ? »
Un peu fâché par la froideur de son accueil peu aimable, je lui répondis que j’étais venu lui dire bonjour, prendre de ses nouvelles, le revoir avant de partir pour l’université.
« Je ne veux voir personne. Nous ne sommes plus des enfants. »
Je compris alors que Paolo me déclarait sans équivoque son hostilité. Je m’armai de courage et lui demandai pour quelle raison il restait enfermé chez lui et ne sortait plus.
« Plus rien pour moi n’a d’importance. »
Cette phrase terrible fut la dernière que je l’entendis prononcer. Je ne l’oublierai jamais, parce que moi aussi j’ai eu plus d’une fois l’occasion de me la répéter à moi-même au cours de ma jeunesse, toujours après chacune de mes déceptions. Mais en ce qui me concerne, cette phrase – plus rien pour moi n’a d’importance – devait me donner la force de survivre, d’aller de l’avant, telle une formule magique capable de me sauver d’un danger et de me mettre en garde contre tous les pièges de l’existence ; tout au moins parce que, à partir du constat de la fin du monde imaginaire que je m’étais créé et dans lequel j’avais cru, me venait la curiosité de savoir comment j’allais en sortir, quelle tournure ma vie prendrait, ainsi que la résolution de raconter tout cela à qui voudrait m’écouter ; sans avoir l’intention d’étonner, mais comme un témoin qui répète la vérité des faits advenus et finalement s’en libère et n’y pense plus. Mais ces mots – plus rien pour moi n’a d’importance – Paolo les entendait autrement, d’une manière perverse et masochiste : en fait, il préservait et embellissait les objets autour de lui, les rendant intouchables, et s’anéantissait lui-même. Et je m’étonnais encore que Paolo, le révolutionnaire, qui trois ans auparavant marchait dans les flaques comme un enfant en se salissant d’une manière indescriptible, lui qui sans hésiter aurait lancé des pierres sur les fenêtres de l’école parce qu’il voulait changer le monde, astiquait maintenant son antre jusqu’à le faire briller et époussetait ses affaires au point de les rendre intouchables et inutilisables, retournant contre lui-même cette violence douce et imperceptible qui gâchait sa journée de reclus passée dans une chambre de HLM où l’on étouffe même si elle est propre et soignée.
Paolo n’alla pas à l’université et ne voulut jamais entendre parler de travail. Il resta dans le huis clos de sa chambre à regarder la télévision, se dérobant à tous ceux qui, comme moi, sonnaient chez lui pour lui rendre visite. Un jour, il y a quelques années de cela, le revoyant se promener dans les rues de la localité, je cherchai à l’arrêter. Mais lui, au-delà de toute raison, s’obstina à dire qu’il ne me connaissait pas, ni d’Ève ni d’Adam.
Encore aujourd’hui, il m’arrive de le revoir dans la rue, il marche comme autrefois, dégingandé, seulement un peu alourdi par les années et l’inactivité, plus aucune audace ne transparaît dans sa nonchalance, juste un abandon sénile, un regard distrait sur le monde qui l’entoure, comme entrevu avec indifférence sur l’écran d’un téléviseur.
(Traduzione dall’italiano di Annie et Walter Gamet)